Elle avait promis de m'écrire, mais elle n'en fit rien ; moi non plus, d'ailleurs, car j'ignorais son adresse d'été. Je demeurai en ville, avec pour toutes perspectives quelques promenades sur le plat littoral romain. De Naples, personne ne dit mot. Mon arrière-grand-mère était morte. Mon père s'était installé à Londres, d'où il m'envoyait cependant de longues, de merveilleuses lettres, qui ne mentionnaient ni le passé ni le futur, comme si ces deux termes ne nous concernaient pas. J'avais recommencé à jouer au ballon dans la rue avec les enfants du quartier. L'été, même dans notre terne banlieue, Rome était beaucoup plus belle que l'hiver, car terreuse, brûlée et privée de parfums ; et moi, j'étais de bonne humeur. Mais pas un jour ne s'écoula sans que mes pensées ne volent vers Fiammetta, dont j'attendais passionnément le retour. De la grâce perdue, il ne restait plus que le mystère de Fiammetta ; l'éloignement m'attacha plus étroitement à elle, comme à un éclat aveuglant dans la luminosité sans reflet de l'été romain.
J'aurais pu ne rien comprendre à ses récits, car elle relatait l'histoire de sa famille de la façon incongrue dont les adolescents relatent les catastrophes auxquelles ils ont assisté. Mais il m'arriva quelque chose d'étrange au cours de cette période. Je ne parvenais pas à m'expliquer les faits qui se produisaient chez moi, et dont j'étais à la fois actrice et spectatrice. Etait-ce parce que je refusais de les déchiffrer, parce qu'on s'ingéniait à me les rendre incompréhensibles, ou simplement parce qu'on se souciait peu de leur conséquence sur mon esprit? De temps à autre, ma mère disparaissait avec son petit enfant pour une ville imprécise du Nord ; j'allais alors chez une cousine, où l'on me traitait imperturbablement avec une commisération teintée d'affection. Toutefois, même lorsqu'elle était présente, ma mère ne semblait pas me voir, à moins qu'elle s'efforçât de ne pas me transmettre le chagrin qui l'habitait. Mis à part quelques brusques explosions d'amour, au cours desquelles elle me couvrait de baisers et de caresses, rien de ce qui me concernait ne paraissait l'intéresser ni la réjouir, mis à part mes succès scolaires. Et ce non par vanité ou ambition, mais comme ces gens qui reçoivent de leur enfant, en fuite devant un grave danger, les signes de son salut.
Quand à mon père, il avait cessé de m'écrire depuis son retour à Naples. Je n'avais aucune nouvelle de lui, et la ville où j'avais habité n'était plus désormais que le nom d'un éloignement. Pire encore, quand quelqu'un la mentionnait (au lycée par exemple), j'éprouvais aussitôt un sentiment de honte, comme si le lien que j'entretenais avec le lieu de mon enfance n'avait plus rien de légitime. Au reste, ma mémoire et mon imagination se confondaient et il ne me restait plus, du vaste quadrilatère urbain où j'avais vécu, que la lumière, les sons, la musique et les paroles des chansons, la sensation de la mer scintillante et profonde. Oscillant entre un passé irréel et un présent incompréhensible, j'avais perdu tout intérêt pour ma vie, pour les présences et les épisodes qui la traversaient. En compensation, j'avais conçu une furieuse curiosité pour la vie des autres, en général, et pour la vie de Fiammetta, en particulier.
Dans cette maison, on ne parlait pas plus de la Rhodésie que de Naples. Fiammetta et moi étions encore trop jeunes pour les confidences familiales, le monde des adultes était pour nous imprononçable et surtout inexplicable. L'oubli forcé, les coupures et les silences remplaçaient, chez l'une comme chez l'autre, la mémoire quotidienne de la famille, la vie qui s'écoule sans interruption. C'était le silence, je le devinais déjà à cette époque, qui me liait à elle. Sa grand-mère n'était pas expansive, elle m'intimidait.
Le ténébreux après-midi passé sur le muret, via della Batteria Nomentana, avait été le premier d'une longue série,dans les rues abandonnées et inhospitalières du quartier -sirocco tempétueux et tramontane cristalline, oxygène revigorant venu du Nord et asphyxie, paroles de mort et gaieté soudaine. L'humeur de Fiammetta avait l'allure capricieuse de l'hiver romain ; elle quittait son domicile avec moi, en proie à la plus grande et la plus sombre des tristesses, et laissait son désespoir se transformer progressivement en rébellion, puis, presque toujours, en espoir : une fois adulte, elle reprendrait le chemin du Sud, de Naples peut-être, ou même de l'Afrique.
Elisabetta Rasy - Un hiver à Rome .Elisabetta Rasy vous présente son ouvrage "Un hiver à Rome" aux éditions Seuil. Traduit de l'italien par Nathalie Bauer. http://www.mollat.com/livres/rasy-elisabetta-hiver-rome-9782021084429.html Notes de Musique : ?The Flames of Rome? (by Kai Engel). Free Music Archives.