La Suisse, 1987. Hans Detlef Sierck se meurt sur son lit d'hôpital. Après avoir traversé les affres du vingtième siècle, connu les traumatismes de l'exil, de la trahison, la cruauté de la séparation, après avoir aimé la jeune et tendre Hildegarde, après avoir vécu une grande passion pour le cinématographe, Detlef est devenu une légende du cinéma. C'est un déferlement d'hommages.
Rainer Werner FASSBINDER, le chien fou de la nouvelle vague allemande dira du Maître « Il a fait les films les plus tendres, les films qui aimaient les gens et qui ne les méprisaient pas comme nous le faisons ».
Libération lui consacre trois pages entières et écrit « qu'il avait un souci de peintre, un désir fou de faire fresque, un amour forcené de la matière et des lumières ».
Le monde du cinéma est en deuil, c'est le Septième Art qui perd l'un de ses plus fidèles représentants, un de ceux qui ont contribué à sa renommée !
Denis Rossano, l'auteur de cette biographie romancée, est français d'origine allemande, journaliste de cinéma. Je l'ai déjà rencontré avec « Vie et mort de Joachim Gottschlak ». Dans «
Un père sans enfant », il est à la fois l'auteur et le narrateur. Denis se raconte et il nous raconte une histoire, celle qui découle de toutes ses recherches, de toutes les interviews conservées et archivées à la cinémathèque en Suisse «le fonds
Douglas Sirk ».
Ne vous y trompez pas, il n'a jamais rencontré le Maître et pourtant, la supercherie fonctionne très bien, on y croit.
En 1981, Denis est étudiant, il a étudié l'histoire du cinéma allemand pendant quatre ans. Il a choisi, comme sujet de maîtrise, le cinéma germanique sous le 3ème Reich. Sa directrice de thèse, très intriguée par son choix, lui pose des questions sur ses motivations. Elle entend la fascination qu'exerce sur Denis,
Douglas Sirk. Elle lui offre « Sirk on Sirk »de l'Américain
Jon Halliday et c'est aussi, elle, qui va lui faire découvrir l'existence de Klaus et du drame vécu par
Douglas Sirk qui n'est autre que Hans Detlef Sierck, né le 26 avril 1897 à Hambourg.
Lorsque la flamme est attisée, le feu intérieur crépite. Rencontrer ce réalisateur prestigieux devient une priorité pour Denis. Il trouve son numéro de téléphone, s'autorise un appel, et voit sa témérité récompensée. de longs et précieux séjours à Lugano vont permettre à Denis de faire connaissance avec le Maître. Enregistrements, photographies, confidences, l'intimité de Detlef et de son épouse Hilde se dévoile aux yeux de Denis. Qu'est-il venu chercher lui demande Detlef, écrira-t-il un livre un jour ? Denis lui-même ne le sait pas.
En 1987, à l'annonce du décès de Detlef, bouleversé, Denis ressort toute la documentation accumulée sur lui : les écrits, les photographies, les cassettes où il prend plaisir à entendre la voix de Detlef. Tout lui revient en mémoire, il se laisse submerger par les réminiscences qui s'entremêlent, suscitent le retour des voix, des sons, des images.
Et ce sont tous ces souvenirs, ceux de Detlef, de Hilde, de lui-même qu'il dépose sous nos yeux de lecteur. Derrière l'illustre réalisateur, nous pourrions croire que cet homme a mené sa vie comme il l'entendait. Nous découvrons qu'au-delà de la réussite, l'homme a vécu le traumatisme de l'exil, qu'il cache au plus profond de lui une grande souffrance, que s'il a vécu une belle histoire d'amour, il a connu aussi les tourments du renoncement, tous les ingrédients d'un mélodrame réussi et pourtant si réel !
Denis cherche aussi à découvrir ce qu'est devenu cet enfant dont la photographie figure sur la couverture du livre. Klaus Detlef Sierck est né, en 1925, d'une première union de Detlef avec une actrice ratée, Lydia : une union qui sera de courte durée dans cette République de Weimar où l'Allemagne tente de renaître de ses cendres et où le jeune prodige Detlef est propulsé dans le monde du théâtre avec une rapidité rare !
Mais en trois années, le monde change et Lydia est sous influence. Dans cette atmosphère où le fanatisme pointe le bout de son nez, Lydia est attirée par le chant des sirènes du national socialisme. C'est alors que la tendre et la joyeuse Hilde entre dans la vie de Detlef ! Elle est juive et la haine de Lydia va faire le reste. Detlef reçoit une ordonnance avec interdiction de voir son fils.
Klaus a quatre ans lorsque l'injonction foudroie le père et le fils. Detlef ne pourra plus jamais voir son fils, il n'en parlera plus jamais, la blessure ne se refermera pas. La mutilation s'accompagnera d'un sentiment de culpabilité insurmontable lorsqu'il devra fuir vers les Etats-Unis ; Goebbels prenant les rennes de l'UFA dans la nuit de Noël 1937. Tout s'écroule pour le couple Sierck qui jusqu'à présent pouvait encore survivre grâce à la direction de l'UFA qui restait relativement épargnée par les nazis. Hilde et Detlef quittent leur domicile de Wansee en laissant tout derrière eux, leurs biens, objets de valeurs, mobiliers. Un abîme implacable vient accentuer la douleur de Detlef que ce dernier va murer dans un silence et qui fera de cet homme, le maître du mélodrame. L'ombre de Klaus se profilera dans tous les films de son père.
Qu'est devenu cet enfant ? Il est très beau, blond aux yeux bleus, le modèle idéal de l'enfant aryen. Poussé par sa mère, Klaus est un enfant manipulé, endoctriné par une Lydia fanatique. Très jeune, il sert la cause du national-socialisme par ses nombreuses apparitions dans des films de propagande qui vont le rendre célèbre. Mais subitement, il disparait des écrans. Effacé Klaus Detlef Sierck ! Et c'est ce qui fait l'essence même du récit. Denis a été particulièrement touché par la destinée de cet enfant. de l'histoire de ce père et de ce fils que la vie n'a pas épargnés, l'auteur nous entraîne dans l'intimité de Hans Detlef Sierck alias Douglas Sirck, avec l'espoir d'élucider le mystère qui entoure la destinée de Klaus.
Denis Rossano a choisi d'écrire un roman pétri de bienveillance, charnel, en imaginant ses entretiens avec Detlef Sierck. Il a tenu à rester au plus près de la réalité de la vie de Detlef devenu Douglas Sirck. Il a privilégié une écriture qui laisse passer les émotions intimes plutôt qu'une biographie. C'est vraiment réussi. La poésie affleure à chaque page, l'empathie active notre imaginaire, le récit vibre, on est au diapason, l'alchimie est telle que j'ai ressenti une présence tout au long de ma découverte de la vie de Detlef Sierck alias Douglas Sirck.
Denis Rossano nous offre un roman passionnant de ce réalisateur qui ouvre une porte sur le cinéma allemand des années trente en mettant en évidence toutes ses ambigüités; il fut en effet l'un des plus grands d'Hollywood, notamment avec Mirage de la Vie – Lana Turner, Juanita Moore et John Gavin - qui a connu tous les records du box office chez Universal,