La première fois que j’eus l’honneur de rencontrer M. de Bornier, ce fut dans une fête où, quelqu’un de majestueux lui cachant le spectacle, je l’entendis murmurer de la voix la plus spirituellement plaintive : « Laissez-moi me mettre devant, je suis si petit ! » C’est parce que j’ai dans l’oreille encore l’intonation qui rendit irrésistibles ces mots ; c’est parce que je me souviens d’un billet où il écrivait, à propos d’une de ces trahisons courantes dont sa candeur demeurait stupéfaite : « Je suis tombé de mon haut : il est vrai que ce n’est pas beaucoup ! » ; c’est parce que je sais avec quelle malicieuse bonhomie ce second père de Charlemagne s’amusait d’avoir tout juste la stature du premier, que je me permets de m’attendrir sur cette belle disproportion entre l’homme et l’œuvre qui aurait pu faire croire, quand Henri de Bornier sortait de chez son ami Victor Hugo, à l’évasion d’une antithèse devenue vivante. Tous ceux qui ont vraiment aimé cet homme délicieux ont dû respecter et chérir cette auguste exiguïté de forme sans laquelle on ne sait s’il aurait eu ce sentiment de la grandeur qui fit de lui un poète, et qui fut, peut-être, une nostalgie. Nous apercevons pourquoi il contracta l’habitude de ne jamais perdre, moralement, un pouce de sa taille.
Messieurs, savez-vous ce que c’est que la pêche à la lune ?
C’est un genre de pêche qui se pratique à Lunel, du moins à ce que je me suis laissé chanter, en provençal. La chanson dit : « Lou gens de Lunel... ». Mais, au fait, non, Mistral n’est pas là : je ne peux parler que français. Les gens de Lunel ont pêché la lune, dit la chanson. Je vous avoue que lorsque j’ai appris que cette petite ville était une importante pêcherie de lune, cela m’a donné à rêver. Je croyais voir, sur les berges silencieuses du Vidourle, arriver à pas furtifs tout un peuple de pêcheurs nocturnes, porteurs d’étranges éperviers. La lune luit dans l’eau ; les filets tombent ; elle disparaît... oh ! la jolie pêche ! Quelquefois, peut-être en s’y prenant bien doucement, arrive-t-on à voir cette dorade palpiter et luire à travers les mailles ; mais au moment qu’on la veut tirer à soi, elle glisse en arrière, s’échappe, s’allonge dans les rides du clapotis, et ne reparaît, ironique et ronde, que lorsque l’eau est redevenue lisse. Messieurs, vous avez compris que les gens de Lunel sont des poètes : ils pêchent la lune ! C’est la plus belle pêche qui soit au monde, car c’est la seule qui ne puisse jamais se faire en eau trouble.
Oui, le cœur de M. de Bornier fut toujours aux dames. Reconnaissant admirateur d’un sexe auquel il devait ses éducatrices, il ne cessa jamais de plaindre « l’esclave éternelle »,
La femme, ange déchu, meurtri, traînant son aile !
..... Fille, un mari l’achète au père qui la vend ;
Veuve, son fils, son frère, un étranger souvent
Dit : « La loi me la donne ! » Elle n’a qu’à le suivre ;
Si bien que jusqu’à l’heure où la mort la délivre,
Elle a pour seul bonheur qu’elle puisse obtenir
De porter dans ses flancs ses tyrans à venir !
On n’écrit pas les pièces pour les malheureux qui se souviennent du nom de l’acteur quand le héros entre en scène !
Il écrit un Mariage de Luther. M. Buloz lit la pièce, décide qu’on va la jouer. On ne la jouera pas, parce qu’avant 48 elle semblait trop républicaine, et qu’après 48 elle semblait trop royaliste. Étonnante politique, dont j’espère que les poètes auront toujours le secret !
Edmond ROSTAND – Un siècle d'écrivains : 1868-1918 (France 3, 1996)
L'émission « Un siècle d'écrivains », numéro 65, diffusée sur France 3, le 27 mars 1996, et réalisée par Jean-Claude Bringuier.