Qui est-elle cette reine Albemarle qui, ici et là, pointe son nez dans le récit ? Est-elle la patronne des touristes ? le saurons-nous jamais ? Perdue probablement dans les interstices de ce texte en fragments.
L'ouvrage commence par une visite à Naples et Capri : déjà
Sartre analyse l'effet du mouvement du train sur son regard, sur les tableaux que lui offrent le paysage : la table est mise : Les fragments qui composent ce livre inachevé se présentent avant tout comme une analyse sous forme d'introspection lucide de l'expérience vécue en tant que touriste, avec sa culture historique et artistique, son oeil politique aiguisé et sa sensibilité propre. L'homme
Sartre visite et remplit son regard de tout sont art réflexif.
Vient ensuite la visite de Rome où se superposent les différentes périodes : antique, baroque et moderne… le rôle que le touriste fait jouer à la ville, les conflits sociaux, comment les arts du spectacle réinterprètent l'antique, comment ruines et même ossuaires sont réinterprétés pour le touriste, le badaud du XXe siècle…
Sartre dans ce livre nous partage surtout une vision très personnelle de la ville de Venise, non pas personnifiée comme elle peut l'être chez certains romantiques mais vécue dans ses évidences et ses contradictions : ruelles courtes et barrées, omniprésence de l'eau vibrante, molle mais corrosive sur laquelle repose la ville.
Que serait Venise sans ses artistes ? Alors
Sartre nous offre une superbe analyse des peintures du Tintoret, toutes conçues comme espace, lumière et mouvement plus que comme représentation divine ou humaine; un espace où s'exprime l'angoisse d'un monde qui s'effondre (nouvelle cosmogonie, bouleversement de l'humanisme par la contreréforme) C'est bien évidemment le baroque qui frappe à la porte chez le Tintoret.
Venise donne aussi à ce recueil de fragments inachevés sa forme labyrinthique: digressions, voies sans issues, retours en arrière, reprises ou tantôt envasement. Ce plan absolument involontaire donne à l'ouvrage une forme définitivement moderne ou plutôt post-moderne que ne désavoueraient pas les tenants du nouveau-roman. le fragment étant probablement le dernier état d'une écriture en décomposition, ici certainement due à l'effet abrasif de la lagune sur les majestueux palais vénitiens.
Sartre ne finira jamais La reine Albemarle et en cela il sera bien le dernier touriste à écrire sur l'Italie… après lui, à mon avis, on aura affaire à ces guides du motard ou de toutes les couleurs, plus à de la vraie littérature de voyage.
Car rendre la vérité et la paradoxale splendeur de Venise avec des mots, sans une seule photo, voilà bien ce que notre philosophe existentialiste parvient à faire tout en ne pardonnant à la cité des doges aucun de ses péchés.
Mais qui donc était la reine Albemarle ?