Passionnant journal tenu par l'écrivain Mihail Sebastian de 1935 à 1944 pendant la montée de l'extrême droite en Roumanie, puis pendant la guerre menée par Hitler au reste de l'Europe. Le climat d'antisémitisme va crescendo, d'abord petite mauvaise odeur omniprésente mais qui n'empêche pas d'écrire, d'écouter de la musique, d'aimer. Puis les liens se délitent à mesure que se multiplient les remarques malveillantes de ceux qui furent des amis et qui ne connaissent plus de mesure à leur haine raciale. La montée de cette lèpre est d'abord angoissante, puis terrifiante. Les juifs, et parmi eux un certain nombre d'entre eux qui se découvrent tels, ou le savaient mais n'y accordaient aucune importance, ne pratiquant pas, sont progressivement interdits d'exercer leur profession, battus, humiliés, soumis au port de l'étoile jaune, horriblement maltraités pendant leurs périodes de réservistes ; les rafles s'intensifient, des voisins sont sauvagement assassinés ou disparaissent ; la nouvelle de pogroms barbares se répand ; les arrestations se multiplient ; un exorbitant impôt de guerre leur est imposé, puis la fourniture de vêtements et de literies pour les hôpitaux en quantité extravagante ; leurs loyers augmentent ; avec leurs biens immobiliers sont confisquées leurs radios et coupée leur ligne téléphonique. le pillage qu'il soit étatique ou individuel est organisé et légitimé : pourquoi se gêner quand on a à portée de main des victimes qui ne sont plus même sujets de droit ? L'étau se resserre de telle sorte que lire ces magnifiques pages, pleines de qualités littéraires et poétiques permet de comprendre autant qu'on peut le faire quand on ne l'a pas vécue, ce qu'est la terreur et à quel point elle est glauque, et furieuse, et sans espoir et douloureuse, et mortelle. L'efficacité de ces pages est encore renforcée par le fait que l'auteur est peu enclin aux plaintes et à l'apitoiement sur soi. Et comme si cela ne suffisait pas, bien sûr juifs et non juifs subissent rationnement de la nourriture et bombardements dans un climat de fin du monde. Par ailleurs, l'auteur, très impliqué dans le sort de la communauté juive, et dans celui de son pays, la Roumanie, suit scrupuleusement l'avancée des fronts non seulement en Europe mais dans le monde entier (Erythrée... Groënland...). Lecture fascinante et ô combien... éprouvante. Mais il serait dommage de ne pas l'affronter.
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Passionnant journal tenu par l'écrivain Mihail Sebastian de 1935 à 1944 pendant la montée de l'extrême droite en Roumanie, puis pendant la guerre menée par Hitler au reste de l'Europe. Le climat d'antisémitisme va crescendo, d'abord petite mauvaise odeur omniprésente mais qui n'empêche pas d'écrire, d'écouter de la musique, d'aimer. Puis les liens se délitent à mesure que se multiplient les déclarations malveillantes de ceux qui furent des amis et qui ne connaissent plus de mesure à leur haine raciale. La montée de cette lèpre est d'abord angoissante, puis terrifiante. Les juifs, et parmi eux un certain nombre d'entre eux qui se découvrent tels, ou qui le sachant n'y accordaient aucune importance, ne pratiquant pas, sont progressivement interdits d'exercer leur profession, battus, humiliés, soumis au port de l'étoile jaune, horriblement maltraités pendant leurs périodes de réservistes ; les rafles s'intensifient, des voisins sont sauvagement assassinés ou disparaissent ; la nouvelle de pogroms barbares se répand ; les arrestations se multiplient ; un exorbitant impôt de guerre leur est imposé, puis la fourniture de vêtements et de literies pour les hôpitaux en quantité extravagante ; leurs loyers augmentent ; avec leurs biens immobiliers sont confisquées leurs radios et coupée leur ligne téléphonique. Le pillage qu'il soit étatique ou individuel est organisé et légitimé : pourquoi se gêner quand on a à portée de main des victimes qui ne sont plus même sujets de droit ? L'étau se resserre de telle sorte que lire ces magnifiques pages, pleines de qualités littéraires et poétiques permet de comprendre autant qu'on peut le faire quand on ne l'a pas vécue, ce qu'est la terreur et à quel point elle est glauque, et furieuse, et sans espoir et douloureuse, et mortelle. L'efficacité de ces pages est encore renforcée par le fait que l'auteur est peu enclin aux plaintes et à l'apitoiement sur soi. Et comme si cela ne suffisait pas, bien sûr juifs et non juifs subissent rationnement de la nourriture et bombardements dans un climat de fin du monde. Lecture fascinante et ô combien... éprouvante. Mais il serait dommage de ne pas l'affronter.
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Ce qui me réjouit et m’émeut chez lui, ce sont sa jeunesse, son humour, son exubérance, aux ressources encore intactes. Avec quelle foi, avec quelle application il me jouait à l’accordéon toutes sortes de tangos et de fox-trot ! Y a-t-il un effort pour retrouver une joie en vérité irrémédiablement perdue ? Il m’a raconté ses jeux de cet été, avec Geo Bogza, qui était venu le voir. Ils jouaient au bateau. Blecher donnait le signal du départ et Bogza remorquait son lit. Ils avaient placardé un avis sur le mur : “Il est interdit de monter au mât et de cracher d’en haut dans la salle des machines.” Il m’a montré un album de photos. J’ai eu du mal à me retenir de pleurer devant une photo de lui à dix-sept ans – un admirable visage d’adolescent.
– J’étais beau gosse, hein ?
Je suis reparti vers quatre heures. Mais pourquoi n’ai-je pas osé l’embrasser, lui parler davantage, faire un geste fraternel, lui montrer d’une façon ou d’une autre qu’il n’est pas seul, qu’il n’est pas totalement et désespérément seul ?
Pourtant, seul, il l’est.
Ce matin, parlant aux élèves de littérature – et de surcroît de littérature roumaine ! – j’ai ressenti encore une fois, mais d’une façon plus aiguë, plus douloureuse que jamais, toute l’inutilité, tout l’absurdité qu’il y avait à nous raccrocher à des choses qui n’ont plus pour nous ni sens ni réalité. J’ai fait passer à mes élèves de 4e une interrogation sur le sămănătorism. En les regardant écrire – penchés sur leurs cahiers, si sérieux ! – j’ai été pris d’une pitié fraternelle à leur égard, pour leur travail, pour leur temps perdu, pour leur jeunesse chaque jour mise à l’épreuve. Il y avait parmi eux tant de garçons dont les parents se sont retrouvés ruinés du jour au lendemain, jetés à la rue, par un simple décret – et eux ils planchaient sur des «problèmes de littérature roumaine ». Grotesque !
Comme les jours sont lents, comme la vie est lente !
Parfois, je ne sais pas pourquoi, on ressent plus fort qu'auparavant l'inutilité de cette vie, son étroitesse, sa terrible médiocrité, son inexorable décomposition telle une longue mort lente. Pourquoi ? Pour qui ? A quoi bon ? Jusqu'à quand ? On dort, on mange, on dort, on mange, on dort, on mange. On lit le journal du matin, on lit le journal du soir. Et encore une fois le journal du matin, et encore une fois le journal du soir. Tout se perd dans un goût de cendres, sans souvenirs, sans de vrais, de profonds espoirs. C'était dans la rue, la semaine dernière, je crois, samedi ou dimanche, à l'un de ces moments où je jugeais que tout était perdu, et puis, je ne sais pas pourquoi, mon regard s'est levé vers le ciel. J'en ai eu les larmes aux yeux, un ciel bleu, pur, des nuages blancs flottant sans poids - on eût dit un ciel méridional. Qui aurait pu ne pas être ici. Qui aurait pu être à Annecy, à Genève, à Lisbonne, à Santa Barbara. Il aurait pu arriver qu'en baissant la tête, je ne retrouve plus autour de moi ce Bucarest d'août 1941, mais une ville libre, dans laquelle je passerais libre, inconnu, vivant.
- Chaque fois que je vois un juif, j'ai envie de m'approcher de lui, de le saluer et de lui dire :" Monsieur, je vous prie de croire que je n'y suis pour rien."
Le malheur, c'est que personne n'y est pour rien. Tout le monde désapprouve, tout le monde est indigné, mais chacun n'en est pas moins un rouage de cette immense usine antisémite qu'est devenu l'Etat roumain avec ses bureaux, ses autorités, sa presse, ses institutions, ses lois, ses procédés.
(...) passé la stupéfaction ou l'indignation, eux et dix mille autres pareils à eux signent, ratifient, acquiescent, non seulement par leur silence et leur passivité, mais aussi par leur participation directe. Quant à la foule, elle exulte. Le sang juif, l'humiliation des juifs, voilà des amusements publics par excellence.
Samedi, 30 août [1941] :
Emil Gulian est venu me voir. Inchangé. Affectueux, bon, simple, sensible. Quinze ans d’une amitié que rien n’a ébranlée. Et pourtant… Il portait son uniforme de lieutenant et cela me gênait. Je lui parlais et en même temps je me disais : "Tu vois, il n’a pas hésité à venir chez toi, il n’a pas eu peur qu’on le reconnaisse…" Nous sommes sortis ensemble, mais, dans la rue, j’étais obsédé par l’idée que, étant en uniforme, il trouvait peut-être ma présence désagréable. Lorsque nous sommes arrivés à calea Victoriei, je l’ai quitté sous un prétexte quelconque ; j’avais le sentiment, peut-être exagéré, faux, de lui nuire en lui tenant compagnie.
Sur le front, la situation est en gros la même. Hier, les Allemands annonçaient l’occupation de Kiev. Aujourd’hui, les Finlandais annoncent celle de Vyborg. À Odessa, des combats, toujours des combats.
Comșa a payé trente mille lei pour être affecté à Bucarest. Résultat : il travaille à Otopeni dans le bâtiment, ou quelque chose de ce genre.
Mihail Sebastian, Journal