Illustrations :
A. Pécoud
Illustrations hors-texte : non-indiqué
ISBN : inusité à l'époque de parution
Si nous ne nous trouvons pas ici en présence du meilleur roman de Mme de Ségur, on ne saurait nier qu'elle y a créé un type comique de poids, l'Anglais - ou plutôt l'Irlandais - Mr Georgey, qui me permit, il y a de cela très longtemps, mes chers petits enfants ;o) , d'apprendre mon premier mot de la langue de
Shakespeare : celui de "turkey" (ou "turkey-cock") qui signifie tout simplement "dindon" ou "dinde."
Pourquoi y a-t-il donc autant de dindes dans ce roman destiné aux enfants ? Toute cette volaille glougloutante semble pour ainsi dire littéralement pulluler dans les deux tiers du texte et l'on pourrait même aller jusqu'à affirmer que, en un certain sens, dindons et dindes constituent le pivot du roman. En effet, sans ces encombrants et assez contrariants "turkeys", qui se faufilent toujours du côté opposé à celui où les cherche leur petit pâtre, jamais nous n'eussions rencontré celui-ci, le jeune et raisonnable Julien, investi de cette délicate mission par ses employeurs, M. et Mme Bonard, pas plus que l'irrésistible et tonitruant Mr Georgey (qui, en bon Victorien, porte un "inexpressible" et ne prononce jamais le mot dégoûtant qu'est celui de "cuisse"), Mr Georgey qui, soulignons-le puisque c'est cette passion indicible qui déclenche toute l'affaire, éprouve, envers les dindes, une attirance culinaire si prononcée qu'il est capable d'en manger une par jour sans, pour autant, ressentir ne serait-ce que la plus légère lourdeur au creux de l'estomac .
Or donc, Mr Georgey, installé dans ce paysage rural pour un certain temps car il doit y superviser la construction d'une usine, est tout heureux de tomber sur Alcide, le fils du bistrotier du coin, lequel lui promet des dindes à six francs pièce (soient deux francs de plus que le prix normal) autant qu'il en voudra. Vous vous en doutez, ce n'est pas dans le café de son père qu'Alcide compte se procurer les dindons tant espérés . Non, pour réussir sa petite escroquerie, il assure l'ascendant qu'il a pris sur Frédéric, le fils unique de la ferme Bonard, afin que celui-ci devienne son complice dans le vol des dindes que les fermiers ont, nous l'avons vu plus haut, confiées à la garde quotidienne de Julien, un petit orphelin qu'ils ont recueilli et envers lequel, disons-le tout de suite, ils se montrent extrêmement bons. Julien leur en est d'ailleurs extrêmement reconnaissant.
D'abord réticent, Frédéric se laisse convaincre. Sa part de "travail" dans l'affaire revient à détourner Julien de la garde des dindons en lui affirmant, par exemple, qu'on le demande à la ferme alors que rien n'est moins vrai, ou encore à prétendre froidement qu'il ne se rappelle absolument pas le décompte du troupeau, pourtant effectué devant lui par Julien avant que celui-ci ne le lui remette lorsqu'il déclare le prendre lui-même en charge tandis que Julien court lui rendre un service.
Au début, cela fonctionne assez bien mais le mécanisme se grippe très vite. le père Bonard devine assez tôt que quelque chose cloche parce que, jusque là, le petit Julien ne lui a jamais causé de souci et qu'il le ressent comme "un bon et brave garçon." Idem, mais avec un léger retard, pour Mme Bonard, laquelle, bien qu'aimant son fils, se refuse à laisser accuser Julien alors qu'elle le sait innocent. Bientôt démasqué, Frédéric avoue alors avoir agi sous l'influence d'Alcide, que son père lui avait pourtant interdit de fréquenter, et reçoit une raclée maison qui, associée aux piques mauvaises d'Alcide, engendre, chez ce caractère faible, un début de haine envers Julien, ce "petit mendiant qui vit de la charité des autres."
Ajoutons à cela que Julien est devenu ami avec Mr Georgey qui, bien que parlant plutôt mal le français, n'en est pas moins un homme à l'esprit vif. Naïf à certains moments et jugeant les autres sur sa propre nature, foncièrement loyale, lui aussi finit par comprendre la vilaine astuce imaginée par Alcide et exécutée avec la complicité de Frédéric. Il comprend aussi le rôle qu'on voulait y faire tenir à Julien - Alcide cherche d'ailleurs un temps à le corrompre par l'attrait d'un profit illicite - et, après avoir sympathisé avec les Bonard, s'offre comme protecteur de l'enfant.
Cependant, du côté d'Alcide et de Frédéric, haine et désir de vengeance ne cessent de croître. Les deux garçons sont aussi outrés que "ce miséreux" se soit attiré la bienveillance de leur ancienne dupe et ils ont bien l'intention de remettre Julien à sa place en le faisant accuser, à l'occasion d'une foire, d'un vol bien plus grave ...
Comme toujours chez Mme de Ségur, les bons sont récompensés et les méchants punis. L'insistance sur la prière quotidienne et les visites chez Monsieur le curé, plus accentuée que dans "
Après la Pluie le Beau Temps" par exemple, gêne par contre plus nettement aux entournures car l'auteur le fait ici sans son doigté habituel. (D'un autre côté, il est bien vrai que Julien, pauvre et orphelin, a plus d'occasions d'implorer le Seigneur que de petits héros plus fortunés.) Pour le reste, on est heureux de relire les scènes comiques lues dans l'enfance (Mr Georgey porte sur lui les deux tiers du livre) même s'il y a trop forte disparité entre le nombre de chapitres consacrés à l'enfance de Julien et de ses ennemis et ceux réservés à leur vie d'adultes.
Bref, un roman qui, à notre sens, a vieilli plus que les autres, mais ne vous gênez pas pour autant pour le lire et le relire. ;o)