Citoyen du monde: Mémoires

Ce livre est vraiment remarquable pour qui ne connaît pas ou ou peu cette zone géographique et les tensions politiques, les courants de pensée qui traversent la société indienne.
En l'ouvrant, j'avais peur de croiser le discours économique d'un prix Nobel, mais il n'en est rien. En cinq parties distinctes, il retrace son parcours, sa vie.
L'Inde est, pour beaucoup d'occidentaux, un peu le point aveugle de notre perception de la géopolitique, peut être parce que ce doit être un des rare pays de cette importance à ne pas trop défrayer la chronique.
Pas encore sommé de courber l'échine par les états unis et leurs valets (dont la France) l'Inde est donc moins présente dans notre actualité alors que ce vaste territoire présente une richesse incroyable, une géographie remarquable et une diversité culturelle foisonnante.
C'est tout cela qu'il y a dans cette autobiographie. Intelligemment, il nous raconte son histoire (pas par ordre chronologique, il y a de nombreux va-et-vient qui rendent parfois la lecture difficile), sa scolarité, ses rencontres, son cancer, la genèse de sa pensée et les influences qui ont forgé l'homme qu'il est devenu.
Et on s'immerge dans ces noms difficiles à retenir, on croise (on découvre pour moi) Rabindranath Tagore, le poète fondateur de l'école de Santiniketan, si importante dans le développement du jeune homme et de sa famille.
On passe d'un fleuve à l'autre. de Padda (forme bengalie du sanskrit Padma, qui signifie « lotus »), le plus grand des deux bras du célèbre Ganga, notre « Gange » qui traverse les antiques cités du nord de l'Inde, notamment Bénarès et Patna au Bhagirathi qui longe Calcutta...
Dépaysement garanti, questionnement induit.

Dans ces "Mémoires" Amartya Sen expose les déterminants et les étapes de la construction de sa pensée depuis son enfance jusqu'aux premières années de sa vie d'adulte et de professeur d'économie, bien avant les travaux qui l'ont rendu célèbres sur la pauvreté et sa théorie des "capabilités", même s'il fait parfois des digressions vers le présent.

Son enfance a été celle d'un enfant précoce, né au sein d'une famille d'intellectuels et d'hommes et de femmes engagées socialement et politiquement dans l'Inde d'avant la partition. Sa famille est proche de Tagore. Son récit le fait apparaitre tout jeune déjà porté aux discussions intellectuelles et aux sujets de société. Il bénéficie d'une éducation soignée dans les meilleures écoles. Il nous livre peu de choses très personnelles mais apparait profondément marqué par deux événements historiques majeurs : la famine en 1943 et la partition de l'Inde avec la création du Pakistan avec les troubles et les émeutes liés et par un évènement personnel, son cancer alors qu'il est encore au lycée. Passionné d'abord par les mathématiques et l'étude du sanskrit, il se dirige vers l'économie et vient poursuive son éducation à Cambridge.

Toute la présentation insiste sur le rôle essentiel de ses lectures - le chapitre sur sa lecture de Marx m'a particulièrement intéressée - mais surtout de ses rencontres et des discussions qu'il a eu la possibilité d'avoir avec toutes sortes de personnes toujours présentées comme passionnantes ou stimulantes qu'il s'agisse de membres de sa famille, de proches, d'amis, de confrères et étudiants dans diverses disciplines.

Sen a vécu ses années de jeunesse dans un environnement privilégié d'un point de vue économique mais surtout d'un point de vue intellectuel. Très jeune et dès ses années d'étude, il a eu l'occasion de rencontrer des personnes ayant des responsabilités importantes et qui compteront dans la recherche, dans divers gouvernements ou organismes internationaux. Nous savons peu de ses expériences personnelles, qui pourtant sont aussi fondatrices d'une réflexion et d'une construction intellectuelle, sauf à penser qu'il n'était qu'intellect. Pour lui ces discussions ses échanges semblent le socle de la construction de sa pensée. Une part
très importante est attribuée à son collègue Piero Sraffa, un proche de Gramsci, à Eric Hobsbawn et Maurice Dobb.

Amartya Sen apparait également comme quelqu'un de très courtois, amical qui peine à avoir la moindre opinion négative sur qui que ce soit, ni ne tient aucun propos blessant. Cela constitue une de ses forces : considérer les positions contraires à ses propres thèses comme tout aussi valables que les siennes et s'y appuyer pour avancer ; être capable d'écouter les critiques et s'en servir. Tout au plus exprime t-il vers la fin de l'ouvrage un léger agacement pour les querelles de chapelle du microcosme de Cambridge.

Enfin, en plus de Marx, Sen expose les lectures qu'il a pu faire de certains grands penseurs dans des domaines divers mais aussi les discussions qu'il a pu avoir avec eux : Adam Smith, Bentham, John Rawls, Kenneth Arrow, Tagore, Samuelson, Hume et comment ils ont influencé sa pensée.

De Santiniketan à Cambridge, Amartya Sen nous embarque dans un voyage passionnant.
Le livre nous permet de mesurer toute la finesse de son regard sur l'économie et plus largement sur le monde.
Un ouvrage d'actualité tant les divisions entre hindous et musulmans dans l'Inde des années 50 résonnent avec le présent.
On ne se lasse pas de la description de ses rencontres avec les grands penseurs de son époque (Sraffa, Dobb, Hobbeshawn, Samuelson..) qu'ont (re)découvre sous un angle nouveau.
De garçon passionné de sanskrit à "Prix Nobel", Amartya Sen n'a jamais perdu sa curiosité et son altruisme profond. Au delà d'être un "citoyen du monde", il restera incontestablement l'une des plus grandes figures de pensée économique.
Un ouvrage palpitant que je recommande à tout lecteur !