Dire que ce roman est resté vingt bonnes années sur son rayonnage, sans que je l'ouvre une seule fois ! C'était de la grande littérature, frôlant de près le devoir scolaire, mais aussi l'impossibilité du devoir scolaire, quand je me rendis vite compte, au début de ma carrière, qu'il fallait abandonner tout espoir de faire lire à des élèves une page de Claude Simon. Et puis, le Prix Nobel de Littérature, mazette ! On le donne à des auteurs bien-pensants, vertueux et ennuyeux comme Le Clézio, Modiano et compagnie. Il y a bien eu Singer, mais l'amour scandinave pour le Bien est "une tendance lourde", comme disait J.L. Borges : "Ne pas me décerner le Prix Nobel de Littérature est une vieille tradition suédoise."
Donc, libéré de mes obligations professorales, j'ai ouvert "Le Vent" un peu par hasard et la splendeur de la phrase m'a sauté au visage. Splendeur, non pas faite de mots rares ni de recherches exagérées ou de maniérismes, mais l'ample respiration d'un homme, d'un récitant, d'un narrateur qui construit son récit à mesure qu'il en trouve les mots, hésite, se reprend, mais sans jamais haleter, ni rater un silence ou une croche, sachant aller de l'avant comme un récitant de Passion de Bach, sans flancher et jusqu'au bout. Alors que le sous-titre se réfère à la peinture ("retable baroque"), j'ai immédiatement pensé à la musique, et aussi au terme "tentative" de ce sous-titre, qui insiste sur le côté expérimental du récit des événements qui suivent. Je ne le résumerai pas, d'autres l'ont fait, mais je proposerais qu'on lise ces pages à haute voix, pour soi-même, pour en éprouver le rythme et respirer avec elles.
Parfois, on s'arrête de lire pour relire : soit parce que c'est beau, simplement, soit parce qu'on éprouve le besoin de mieux comprendre ce qui est raconté, "tenté", exprimé ou décrit. C'est alors que l'affinité avec la peinture se dévoile en plein : Simon varie l'exposition de l'objectif (la focale ?), va du plan d'ensemble au très gros plan, et donne à la réalité où les événements se déroulent toute sa présence. Le vent, la ville du midi, les gens, les objets, sont puissamment là, comme dans un film de Robert Bresson ou un poème de Ponge (mais sans l'ironie de Ponge). Ce pays venteux étant le mien, j'ai sans doute mieux "marché" que si le décor avait été différent. Le pays était là. La prose de Simon faisait renaître en moi les plus simples, les plus anciennes sensations de l'enfance, celles qu'on éprouve sans pensée, animalement.
Des émotions poétiques, plus que romanesques. On n'attendra pas du "Vent" ce qu'un roman doit faire : une critique de ce qui est. C'est de la poésie. Ce livre de Claude Simon date d'une époque où la critique de la bourgeoisie de province avait peut-être encore une saveur un peu transgressive, où l'on faisait preuve d'audace quand on était de gauche. D'où le Prix Nobel sans doute, et la canonisation de ce grand écrivain, statufié parmi ceux qu'on ne lit pas.
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... et même pas une photo d'elle, un portrait, mais figurant seulement dans un de ces groupes comme on en fait à l'occasion de fêtes ou de mariages ; sans doute un dimanche après-midi, avec le patron et la patronne de l'hôtel, et les deux fillettes - mais pas le gitan - sous la treille de la petite arrière-cour dans le fond de laquelle on pouvait distinguer l'entassement des caisses de bière ; une femme à ce qu'il semblait d'une trentaine d'années environ, au visage ovale, de ce type méditerranéen au nez droit, assez long, et aux lèvres épaisses, avec des cheveux très noirs qu'un coup de vent au moment de la photo tordait et rabattait sur la figure, et si l'on veut belle, et même certainement belle, mais de cette sorte de beauté pour ainsi dire injuriée, au-delà de ce qu'on appelle couramment la beauté, avec par exemple ce quelque chose d'autre que les mutilations ou la patine ajoutent ou plutôt confèrent à une de ces têtes trouvées dans des ruines (et sans doute, telle qu'elle a été conçue, lisse, polie, fade), un visage donc, à la fois dur - ou durci - et attachant, sans fard ni apprêt, et dans le corps aussi - ou plutôt ce qu'on en devinait sous le gros tricot, la jupe sombre, c'est-à-dire pas grand chose : seulement un maintien, un port - cette sorte de triomphe sur le temps, ce même quelque chose de dur, d'infatigable - comme une jument, me dit un jour Montès, vous savez : une de ces juments de trait avec ses hanches lourdes, puissantes et pourtant féminines -, cette paisible invincibilité de la pierre ou du bronze malmenés, outragés, et continuant son existence de pierre, de bronze ...
pp. 56-57
"Mais enfin...", commençai-je. Puis tout aussitôt je me tus. C'était bien plus tard qu'il me racontait tout cela, et le mieux, la seule chose que j'avais à faire, c'était d'écouter, et en premier lieu parce que c'était tout ce qu'il demandait de moi, et de toute façon ce n'était pas en parlant maintenant que je pouvais espérer changer quoi que ce fût à ce qui était arrivé, et même si j'avais pu parler à temps cela n'aurait non plus rien changé : d'abord parce que j'imagine qu'il m'eût écouté avec cette même attention ou inattention polie qu'il avait opposée au notaire, le laissant se fatiguer à débiter ses arguments frappés au coin de la logique et de la raison, sa décision à lui déjà prise dès avant son entrée dans l'étude, dès avant de monter dans le train qui devait l'amener ici, de sorte qu'aucune logique ni aucune raison ne pouvaient rien à l'affaire, et ensuite parce qu'il n'était nullement certain que la raison et la logique fussent de mon côté et non du sien, tout au moins (puisqu'il s'agissait là de passion) la logique et la raison de la passion et non pas la logique et la raison des notaires (celles qu'il est seul convenu de considérer comme raisonnables et logiques, parce que les notaires sont reconnus pour gens de bon conseil, possédant une expérience des choses, un jugement prudent et pondéré, du moins jusqu'au jour où emportant avec eux leurs conseils raisonnables et leur logique raisonnable, sans oublier non plus les dépôts de leurs clients, ils lèvent le pied).
pp. 80-81
... que, si l'opinion publique finit tôt ou tard par se fatiguer et finalement, de gré ou de force, tout avaler - et avaliser - (parce qu'en réalité elle se fiche éperdument et du bien, et du mal, ni plus ni moins d'ailleurs que ceux-ci, absolument, se fichent d'elle), elle ne peut par contre se permettre de tolérer l'inobservance de ce minimum de formes extérieures faute de quoi, probablement, comme une vieille baraque pourrie et privée de ses étais, notre monde s'effondrerait, basculerait en quelques instants dans le vide et le néant, y précipitant avec lui son grouillement d'habitants terrifiés, glapissants, et fous.
p. 20
cette colère (...) en premier lieu contre elle-même, c'est à dire sa condition forcée de femme, et plus encore que de femme : de jeune fille, comme une aggravation du premier état, de cette disponibilité qui est comme l'essence même du genre féminin : cette conscience de n'être qu'un vide, un récipient, un vase, ou plus brutalement un trou, attendant d'être rempli, et encore cette virginité, cet hymen, cette fragile membrane, ce mur qui les sépare (les jeunes filles) de ce futur qui les attire et les indigne à la fois, de sorte que tout effort en vue d'échapper ou de dominer leur condition tourne irrémédiablement à une tentative d'autodestruction.
lorsque je l'ai vu là, assis en face de moi, avec cette figure d'épouvantail à moineaux, cette tête de noyé qu'on aurait tout juste repêché l'heure d'avant à la plage et amené ici directement sans même prendre la peine de l'essuyer, ou plutôt de le rincer, ou plutôt de l'essorer, avec ces cheveux noirs trop longs de dix centimètres et cet appareil de photo d'au moins cent mille francs accroché sur son ventre alors qu'aucun clochard de la ville n'aurait seulement voulu, si vous le lui aviez donné, de cet imperméable qui doit lui servir à la fois de tenue de sortie et de chemise de nuit probablement, à moins qu'il ne dorme pas, ne se couche pas, promène toute la nuit dans les rues cette dégaine de rescapé de Buchenwald simplement pour rendre service aux mères de famille dont les enfants ne veulent pas dormir, quoique même pour ça il ne serait probablement d'aucune utilité puisque, paraît-il, il 'y a qu'aux gosses qu'il ne réussisse pas à faire peur à en juger par les trois ou quatre qui sont toujours à courir derrière lui pour qu'il les photographie et leur donne une de ces sucettes dont il fait sans doute provision le matin avant de sortir comme d'autres font provision de cigarettes ou de petite monnaie. Oui, les enfants et les femmes.
Avec Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti & Martin Rueff
Table ronde animée par Alastair Duncan
Projection du film d'Alain Fleischer
Claude Simon, prix Nobel de Littérature 1985, est plus que jamais présent dans la littérature d'aujourd'hui. Ses thèmes – la sensation, la nature, la mémoire, l'Histoire… – et sa manière profondément originale d'écrire « à base de vécu » rencontrent les préoccupations de nombreux écrivains contemporains.
L'Association des lecteurs de Claude Simon, en partenariat avec la Maison de la Poésie, fête ses vingt ans d'existence en invitant quatre d'entre eux, Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti et Martin Rueff, à échanger autour de cette grande oeuvre. La table ronde sera suivie de la projection du film d'Alain Fleischer Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde.
« Je ne connais pour ma part d'autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c'est à dire mot après mot, par le cheminement même de l'écriture. »
Claude Simon, Orion aveugle
À lire – L'oeuvre de Claude Simon est publiée aux éditions de Minuit et dans la collection « La Pléiade », Gallimard. Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde (colloques du centenaire), sous la direction de Dominique Viart, Presses Universitaires du Septentrion, 2024.
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