Sorties de nuit

Je sais que tu oublieras les mots et les sons murmurés ce jour là, je sais que ta vie ira là où je ne serai pas. Je sais que tes cuisses s'ouvriront à d'autres désirs que moi, je sais que le regard d'une foule te transpercera, je sais que tu es déjà ailleurs que là, je sais qu'une ville te serrera et qu'un escalier mécanique t'emmènera, je sais qu'un reflet de vitrine sera plus beau que moi... Je sais qu'il est déjà là, le visage qui t'emportera.

Penser à une femme que l'on aimait il n'y a pas si longtemps. L'imaginer blessée, comme vous, à cet instant de la nuit. Déchirures obscures de la même seconde, d'un même instant, douleur qui traverse les années-lumières, ultime et dérisoire connexion des amants disloqués : ressentir pour la première fois la même chose au même instant.

Dans ce vacarme, écouter le glissement d'une plume sur une feuille de papier, le claquement à peine perceptible d'un clavier d 'ordinateur et penser à la luxuriance des mots, à cet agencement mystérieux qui provisoirement réordonne le désordre pour aussitôt en ajouter un peu plus.

Je ne peux pas dire que le malheur m'assaille, que la maladie a envahi mon corps, que je suis las de vivre et qu'à l'instant même je veuille disparaître. Je ne suis que triste. Vous comprenez cela ? Triste, c'est-à-dire que je regarde la vie, perclus de rêves en court-circuit, harassé d'un amour commencé qui n'a pu attendre une saison de plus pour s'en aller voir la mer.

C'est un avaleur de rêves.
Il suffit de pleurer devant lui, raconter un amour terminé, lui décrire un visage qui s'éloigne, la douce peau brune d'une femme absente, pour qu'il s'écarte et parte au loin sangloter en vous laissant là apaisé. Lui, resté seul avec votre peur dans son ventre, implore le ciel qui vient de le damner et faire entrer dans sa mémoire le visage qui vous hantait, et qui maintenant le terrorise dans sa jungle nouvelle.