Et si vous avaliez du verre brisé ? le rêve emblématique de Madoff revisité en un jeu de miroirs à traverser, d'une puissance hautement inhabituelle.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/05/09/note-de-lecture-lhotel-de-verre-emily-st-john-mandel/
En français,
Dominique Manotti, avec son incisif «
le rêve de Madoff » (2013), et
Mathieu Larnaudie, avec son essentiel «
Les effondrés » (2010), nettement plus systémique, nous avaient déjà offert de superbes interprétations de ce dont Madoff est le nom, à l'heure pressante du capitalisme tardif et de la financiarisation généralisée. On dispose par ailleurs, avec de précieux romans récents tels que le «
Lake Success » de
Gary Shteyngart ou le «
Mécanique de la chute » de
Seth Greenland, de plongées fort réussies, avec un humour et une tendresse presque paradoxales, dans l'univers des ultra-riches, et dans la manière dont les hasards et les déterminismes s'y entrechoquent, in pursuit of happiness et de bien d'autres choses parfois très difficiles à nommer.
Peu d'autrices ou d'auteurs, en revanche, ont su comme Emily St. John Mandel ici dégager la composante proprement mythologique de cette bulle d'irréalité que constitue autour d'elle, quel qu'en soit le coût (pour les autres), cette fraction de facto séparatiste de l'humanité – et l'imaginaire du vide qui peut éventuellement y être associé. Si l'on songera peut-être, justement, dans cette direction-là, à l'‘Agora zéro » d'Éric Arlix et
Frédéric Moulin, ou au «
Aujourd'hui l'abîme » de
Jérôme Baccelli, voire au
Kim Stanley Robinson de «
New York 2140 », mais dans ce cas particulier, avec une technique radicalement différente, on sera saisi par la capacité sans doute unique au monde de l'autrice canadienne pour aller dénicher et faire fructifier, au fond de ce qui s'exprime sous nos yeux, une vaste métaphore hautement significative de ce qui constitue cette frontière mouvante entre réel et irréel, frontière matérialisée fugitivement par les rêves éveillés de Vincent après la fin et par les échappées intérieures de Jonathan en prison.
La beauté presque fondamentale de cet « Hôtel de verre » demeure peut-être néanmoins construite à partir de son maniement des atmosphères successives ou interpénétrées, pouvant passer à volonté de l'ambiance presque bucolique chère à Jim Lynch, à quelques centaines de kilomètres au sud de la Colombie-Britannique de Vincent, à celle, financière et surchauffée, des «
Barbarians at the Gate » de
Bryan Burrough et John Helyar, en passant par les pauses doucement méditatives (mais néanmoins malicieuses) d'un «
Traversée » de
Francis Tabouret ou par les beats électro-rock moites du «
Riviera » de
Mathilde Janin. Ces enchaînements de plages à la fois précises et doucement hypnotiques ne sont jamais gratuits ici, et c'est ce qui fait leur force : comme elle nous l'avait déjà montré dans ses romans précédents, et tout particulièrement dans son «
Station Eleven » de 2013 (et comme on le retrouve d'ailleurs avec bonheur dans le tout récent «
Soror » de
Mathilde Janin, à nouveau, quoique dans un tout autre registre), Emily St. John Mandel sait utiliser son art pour jouer poétiquement tout au long des pages avec l'ironie du sort, tout en mettant en scène minutieusement un affrontement avec le passé, aux risques et périls des protagonistes, pour y dénicher aussi bien les fétiches encombrants que les totems libérateurs.
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