C'est une découverte pour moi que cette poétesse et peintre confidentielle. Je note que, malheureusement, sur les camps de la mort comme sur autre chose, la voix des femmes (
Charlotte Delbo,
Ceija Stojka ...) est tout autant étouffée et plus inaudible que celle des hommes...Mais là, c'est un cas un peu particulier, car Cieja Stojka n'a commencé à s'exprimer qu'à l'âge de cinquante-cinq ans, soit quarante-cinq ans après les faits.
Les faits paraissent incroyables et miraculeux quand on a lu beaucoup de textes sur la Shoah : appartenant à une famille tsigane catholique, raflée en 1943, déportée à dix ans avec sa famille à Auschwitz, puis Ravensbrück et Bergen-Belsen, Ceija survit avec sa mère et des frères (pas tous, quand même,et pas le père, dont ils furent séparés.)
Ceija Stojka nous offre donc un des très rares textes sur le génocide des Tsiganes par les Nazis, car il n'était pas dans leur culture de "témoigner" par écrit. Ainsi Ceija, quasi analphabète, apprend à écrire l'allemand (car elle est autrichienne) et se lance d'abord dans un témoignage : Wir leben im Verborgenen - Errinerungen einer Rom-Zigeunerin (« Nous vivons dans la clandestinité. Souvenirs d'une rom-tzigane ») Ensuite, elle se tourne vers la poésie et la peinture.
Le recueil proposé par les éditions
Bruno Doucey contient un ensemble de poèmes de Ceija, classés en trois parties : "je suis une Tsigane bon teint", "Auschwitz vit et respire en moi" et "
Raconte-moi"
Le premier ensemble exprime le profond attachement de la poétesse à la terre d'Autriche :
Ich bin eine Wurzel
Aus Österreich
Eine Wurzel
Die sich auch nicht umsetzen lässt...
(Je suis une racine/D'Autriche/Une racine/Qui non plus se laisse pas déplacer...)
Les poèmes sont très beaux (et très bien traduits). Ils "jouent" sur l'enracinement et le nomadisme, la trahison de la terre-mère dans le destin des Tsiganes, la liberté , la nature, thèmes classiques en poésie lyrique, mais qui prennent ici une dimension singulière.
Le deuxième ensemble, éponyme, a pour thème Auschwitz. Il est très court. Ceija s'est plus exprimée par la peinture sur cette partie de son histoire. N'attendez pas non plus de détails précis, comme on peut les trouver, génialement mêlés à la poésie en prose, chez
Charlotte Delbo. C'est le dessin qui a joué ce rôle pour Ceija. Là, vous n'aurez que des vertiges et des impressions profondes :
"Auschwitz ist mein mantel
du hast angst vor des finsternis ?
Ich sage dir, wo der weg menschenleer ist
brauchst du dich nicht zu fürchten"
(C'est l'auteure qui ne met pas les majuscules aux noms communs)
(Auschwitz est mon manteau/tu as peur de l'obscurité ? /je te le dis, là où le chemin est vide d'hommes/tu n'as pas besoin de t'effrayer)
On retrouve néanmoins les thèmes communs à ceux qui ont vécu cette expérience : impression d'être mort là-bas, ténèbres, bruits de bergers allemands, barbelés, déshumanisation, volonté de renaître mais sensation d'être ailleurs, de ne plus partager le même monde que les autres.
C'est d'ailleurs le thème du troisième ensemble, qui, quoique hanté par les camps, parle de la vie après.
Bien entendu, ce recueil bilingue est tout à fait extraordinaire. Comme tous les recueils de poèmes, il appelle des lectures et des relectures (car le texte poétique, à la différence autres textes, ne s'épuise pas.)
Les éditions
Bruno Doucey offrent encore un travail remarquable, où il manque juste un petit rappel historique pour ceux qui s'étonnent qu'une enfant de dix ans ait survécu à Auschwitz sans être gazée à l'arrivée en1943 . J'ai lu sur internet que les Tsiganes avaient été internés à part dans un "camp familial" qui leur avait été réservé. Ils n'ont donc pas tous (certains, mais pas tous), été triés sur la rampe d'Auschwitz, à la différence des Juifs. Mengele se servait dans ce "camp familial" pour ses cobayes enfants...
Je remercie les éditions
Bruno Doucey et Babelio pour ce magnifique recueil.