Trop humains

Mais à quoi il joue, l'Ananayel? Qu'est-ce qu'il manigance, le laquais? Il torture une pute bantoue, d'accord, recourt à des stratagèmes compliqués pour la tirer de son bourbier, direction un autre tas de fumier de même acabit mais très loin, du nom de New York, tout en titillant chez elle des sentiments de culpabilité et de désespoir. Mais qu'est-ce qu'elle devra faire, cette mouche à viande, une fois à New York? Comment une malheureuse punaise comme Pami Njoroge peut-elle jouer le moindre rôle dans le nettoyage de la race humaine? Elle a encore moins de savoir et de pouvoir que la moyenne de son espèce.
Il y en a donc forcément d'autres de prévus. Ce sycophante décoloré d'Ananayel les ramène de quelque part, n'est-ce pas? Il les envoie à New York, il les regroupe et leur laisse faire le boulot tout seuls. C'est bien dans le style de dieu, non? Toujours en dehors du coup. "Ce sont eux les responsables", il dira de son air suffisant, la gueule enfarinée.
Eh bien, on est en état d'alerte désormais. On est sur l'affaire. Mes compagnons se sont éparpillés à travers le monde pour chercher la trace du passage d'Ananayel. Tous les humains qu'il a touchés, choisis, modifiés, déplacés, on va se les écraser comme des pous entre les doigts d'un chimpanzé.
Pour que vous surviviez. Vous, mes petits chéris.
Le plus grand bien pour le plus grand nombre. Hah!

Je n’aime vraiment pas travailler de cette façon-là, par-dessous la jambe, en laissant traîner des anomalies à droite à gauche, des quasi-miracles, comme des facilités de roman populaire. Des portes verrouillées qui s’ouvrent, des alarmes qui ne se déclenchent pas.

C’est la faute à la précipitation, évidemment, à Son désir de remettre de l’ordre dans cette pagaïe une fois pour toutes. Alors je suppose que ça n’a pas d’importance en fin de compte si je sème un peu plus la pagaïe en cours de route. Mais ça choque le perfectionniste en moi, je dois le reconnaître.

C’ÉTAIT une petite explosion, limitée à une pièce de l’aile du laboratoire, sans grands dégâts, en fin de compte : deux tables métalliques faussées, deux chaises en bois carbonisées, des fioles et des flacons sans importance détruits, trois fenêtres à changer, les murs et le plafond à repeindre, c’était tout. Pas grave, quoi, vraiment pas grave.

Mais là n’était pas le problème, bordel. Carson savait parfaitement où il était, le bon Dieu de problème, parce qu’il savait parfaitement à quoi jouait Philpott là-dedans, et le problème, c’était que Philpott aurait tout aussi bien pu faire sauter toute cette putain d’université. Y compris son recteur, Hodding Cabell Carson IV, lequel n’apprécierait pas du tout de se faire zigouiller au faîte de sa carrière par un fou titulaire qui, non content d’être un célèbre explorateur des confins de la connaissance scientifique, continuait de se livrer à des expériences ! Et de faire sauter quelques bricoles au passage.

DEUX PETITS-DÉJEUNERS le matin, ça ne valait rien au député Stephen Schlurn, il le savait bien, mais comment l’éviter ? Il y a tant d’heures dans la journée, une réélection tous les deux ans, et le premier souci d’un député, c’est de garder le contact. Un journal local a pour principe de citer chaque famille de la région au moins une fois par an, afin qu’aucune n’oublie qu’il s’agit de son journal, qu’elle doit le lire tout le temps ; la tâche d’un député n’est guère différente, sauf que la question du pouvoir intervient dans l’équation. On n’a pas aussi souvent besoin de passer la main dans le dos de monsieur Tout-le-monde ; alors qu’il faut constamment rassurer le puissant sur son importance.

Frank était le pro, c’était lui qui savait comment s’y prendre. Il descendit à New York en voiture et loua un uniforme de flic chez un fournisseur de costumes de théâtre. Au nord, dans le New Hampshire, il acheta trois pistolets chez trois prêteurs sur gages ; deux des armes risquaient sûrement de péter dans la main de celui qui essayerait de s’en servir, mais ça irait. C’était juste pour faire peur. Il fallait que la troisième soit en état de marche, mais pas pour tirer sur quelqu’un, seulement pour attirer l’attention.