Dans la famille Dumas je demande … le fils ? le père ? Non le grand-père ! « le Dragon noir », titre du premier volume de ce qui s'annonce être une trilogie est paru au dernier trimestre 2022 aux éditions Glénat. le « Premier Dumas » qu'on appelle Alex pour plus de commodité dans l'album, premier général métis de l'armée française, figure historique désormais oubliée, est remis en lumière par deux auteurs espagnols :
Salva Rubio à qui l'on doit déjà moults bios graphiques (« Miles », « Brel », «
le photographe de Mauthausen ») et
Ruben del Rincon qui adapta il y a plus de dix ans «
Les Trois mousquetaires ».
C'est du reste ce dernier, inconditionnel de Dumas, qui conseilla à son ami scénariste désireux d'écrire un album sur l'écrivain de s'intéresser d'abord à ce père dont un si intéressant portrait était dressé dans « Mes mémoires ». C'est d'ailleurs la voix du romancier
Alexandre Dumas qu'on entend dans les récitatifs, en voix off. Ce procédé, s'il met en avant l'admiration d'un fils pour son père, permet avant tout par sa subjectivité même d'éviter la sécheresse du documentaire historique.
LES BELLES HISTOIRES DE L'ONCLE RUBIO
Ce premier tome s'intéresse donc à la jeunesse du héros. Fils d'un noble déchu et d'une esclave, Thomas Alexandre Davy de la Pailleterie grandit avec sa mère et ses deux frères à Saint-Domingue avant que son père, revenu en grâce, ne le fasse venir à Paris pour en faire son héritier et ne lui fasse donner une éducation digne de son futur rang tant dans les arts et les lettres que dans le maniement des armes. Dans la capitale, Alex est considéré comme un « Américain », c'est-à-dire un affranchi. Il s'attire rapidement l'estime du maître d'armes du Roi dont il est l'un des élèves le plus brillants et, grâce à l'un de ses professeurs, américain comme lui, le chevalier de St
Georges, il fréquente bientôt la cour de
Marie-Antoinette. Mais il découvre horrifié le sort réservé par « la police des Noirs » aux esclaves qui ont voulu se réfugier en France et, malgré ses titres, il est également victime de racisme. Humilié, il décide alors de rejeter son héritage, de prendre le nom de sa mère « Dumas » et d'adopter comme prénom le diminutif qu'elle lui donnait avant de lui être enlevée : « Alex » afin de renouer avec la partie de lui-même qu'il a reniée. Puis il s'engage comme simple soldat dans le premier régiment venu…
Comme
Alexandre Dumas/Salva Rubio le souligne(nt) dans la voix off : « personne pas même l'écrivain d'aventures le plus fantasque n'aurait pu imaginer la vie qui l'attendait » (p.15). Alors bien sûr, il y a « dramatisation » des données historiques comme nous le rappelle dans le passionnant dossier final le scénariste : dès le prologue, les faits sont fictionnalisés puisque le jeune
Alexandre Dumas n'était pas présent lors de la mort de son père ; de même, contrairement à ce qui est écrit dans ce premier tome, c'est parce qu'il n'acceptait pas le remariage de son père (qui avait sacrifié sa mère) que Thomas Alexandre choisit de devenir Alex et de s'enrôler ou encore le face à face entre Dumas et Lafayette lors de la journée du Champ de Mars se révèle totalement inventé …
RÉCIT DE CAPE ET D'ÉPÉES ET MISE EN ABYME
Mais Dumas, del Rincon et Rubio choisissent tous trois de magnifier la personne et d'en faire un personnage, presque un super héros. S'il mesurait dans les 1m 80, voilà qu'il devient un géant de plus de 2 mètres, souvent présenté en contre plongée pour accentuer sa force surhumaine. Il est capable de bien des prouesses et allie une tête bien faite à une tête bien pleine.
Éminemment sympathique, il est présenté d'ailleurs « à la Dumas » : flanqué d'un écuyer du nom de Planchet, se battant trois fois en duel le même jour comme un certain
D Artagnan et nouant des amitiés indéfectibles avec un trio de dragons : Carrière, Espagne et
Dermoncourt qui semble préfigurer les personnages d'Athos, Porthos et Aramis ! de tels clins d'oeil soulignent le jeu perpétuel entre réalité et fiction car les souvenirs du père nourrirent l'inspiration romanesque du fils qui à son tour inspire Rubio et del Rincon.
ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ
Ceci permet alors à l'album d'être un biopic à forte tendance romanesque assumée et l'exposition de cette « fictionalisation » créé l‘un des plaisirs de lecture. La couverture elle-même le rappelle puisqu'elle détourne un tableau célèbre de David qui glorifie le général
Bonaparte au passage du grand St Bernard et participa à l'élaboration du mythe en plaçant le général Dumas à la place du Corse.
Salvia Rubio a fait des études d'histoire de l'art et possède également un master en écriture de scénarios pour le cinéma. Il conçoit son histoire comme un film historique à grand spectacle. On a souvent de grandes cases « plans d'ensemble » qui parfois prennent une demi page ou s'allongent en strips rappelant un format 16/9 eme. le découpage est très abouti et on n'a pas un album « empesé ». L'ensemble est virevoltant aussi bien grâce à l'utilisation de la stichomythie dans les dialogues que grâce au sens du mouvement de Ruben qu'on percevait déjà dans «
Les trois mousquetaires ». On notera enfin un graphisme au trait rond, proche de l'animation qui contraste et s'harmonise à la fois avec la technique plus classique d'aquarelle - ou du moins de lavis avant colorisation informatique - employée pour la première fois ici par le dessinateur.
UN REMEDE A LA DAMNATIO MEMORIAE
Mais au-delà du grand spectacle, il y a aussi un message dans cet album. Est-ce un hasard si le compagnon d'armes philosophe, le baron
Dermoncourt qui initie Alex aux écrits de Rousseau reçoit sous les pinceaux de Ruben del Rincon les traits de Salva Rubio ? Sous le divertissement, on perçoit des thématiques toujours d'actualité : l'identité, la question noire, le rôle des femmes (ah le joli personnage de Marie-louise Labouret lectrice fervente d'Olympe de Gouges !) et souvent « le premier Dumas » a des allures de roman de formation dans lequel les dilemmes qui se posent au héros entrent en résonnance avec des problématiques auxquelles le lecteur est également confronté.
On y trouve aussi du suspense qui crée à la fois une dramatisation mais également une interrogation : dans le bref prologue initial, il est question du rôle de
Napoléon qui participa à faire « tomber » le général Dumas. L'on se demande bien ce qui a pu se produire entre les deux hommes pour déclencher l'ire de
Bonaparte et que Dumas soit ainsi délibérément effacé … mais ce premier tome en mettant en avant les valeurs humanistes du héros suggère déjà quelques réponses ! On peut néanmoins s'attendre à de multiples anecdotes et rebondissements car l'épopée
napoléonienne (et surtout la campagne d'Egypte) est bien connue de nos deux auteurs qui ont déjà travaillé dessus chacun de leur côté avec «
L'ombre de l'Aigle » (d'après
Arturo Perez-Reverte) et «La pyramide immortelle ».
Alors qu'il est question de remettre sur la place du général Catroux à Paris (XVIIe) une statue d'Alex Dumas (l'ancienne avait été fondue en 1941 sur ordre des nazis pour qui cette exaltation de la négritude défigurait la capitale !) , nous pouvons dire que del Rincon et Rubio érigent d'ores et déjà au Général un beau monument de papier. Vivement la suite !
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