Jamais encore je n'avais lu de "
Maigret" aussi oppressant. Non qu'il y ait un tueur en série qui court parmi les pages ou que, moi-même, j'aie traversé une crise d'angoisses personnelle lors de cette lecture - vous savez comment ça arrive, parfois, comme le chantait notre immortel Claude François : "Ca s'en va et ça revient, c'est fait de mille petits riens ..." Admirable portrait de l'Angoisse brossé sur l'un des airs les plus sautillants, les plus légers (et les plus idiots) de toute la planète. ;o)
Avec "
Maigret A Peur", on est bien loin de la chanson aux notes allègres et pépiantes. du début jusqu'à la fin, ce livre est d'une noirceur peu commune - un peu comme "
L'Ombre Chinoise", voyez ? le commissaire n' eût-il pas été convié par son géniteur à se mêler à l'affaire, qu'on aurait pu ranger sans problème cet opus dans les "romans durs" de
Simenon. Tout commence dans un train - le mauvais train, l'omnibus qui traîne dans toutes les gares, que
Maigret a pris parce qu'il a raté le bon, celui qui devait le mener d'une traite à Fontenay-le-Comte, chez son ancien condisciple Julien Chabot, devenu juge d'instruction de la ville - et sous une pluie toute en grisaille et en désespoi,r qu'il est rare de voir tomber avec autant d'accablement. C'est vrai, d'habitude, la pluie, ça fouette, ça gifle, ça vous pousse en avant ou ça vous repousse si le vent est de la partie, ça vous trempe comme une soupe mais ça vit, ça bouge, ça se remue. La pluie de "
Maigret A Peur" se contente de tomber et d'accabler : on finirait même par penser qu'elle se plaint elle-même de son triste sort.
Pour nous résumer, disons qu'il s'agit d'une pluie comme seul
Georges Simenon savait en créer, un personnage à part entière et un personnage omniprésent, quoique muet, du livre tout entier, pesant de toutes ses hallebardes sur une ville dont l'atmosphère est déjà amplement plombée par deux meurtres. D'abord, celui de Robert de Courçon, assassiné chez lui, dans son salon, sans que personne, apparemment, ne puisse dire qui l'a fait et pourquoi. Ensuite Mme Gibon, sage-femme d'un certain âge qui vivait seule chez elle. Là encore, personne n'a rien vu et tout le monde se demande qui a pu faire le coup et surtout pour quelle raison. Courçon, c'était le notable. Déchu certes sur le plan de la fortune mais le nom demeurait même si les ancêtres directs vendaient des bestiaux dans les foires - notez bien qu'il n'y a point de sots métiers, qu'il n'y a que de sottes gens. ;o) Mme Gibon, elle, était issue d'un milieu bien plus humble au coeur d'une ville ouvrière qui, l'auteur l'indique au passage, est à l'époque fortement à gauche (la vraie, celle de l'Ancien temps, quand les Dinosaures peuplaient encore la Terre et que l'Homme n'était pas encore descendu de son arbre. :o) ) Comme il est assez difficile d'établir un rapport entre les deux morts (même si Mme Gibon a dû accoucher une ou deux des parturientes des familles Courçon et Vernoux, alliées par la grâce du troc : "Tu me donnes ta particule, je te fais une bonne pension avec mon argent"), les autorités et l'opinion publique en concluent au "crime de fou." Là par contre où les deux groupes diffèrent dans leur avis sur la question, c'est que le premier ne voit le fou nulle part à Fontenay (ce doit être un étranger ) tandis que le second a la certitude absolue qu'il fait partie de la famille Vernoux de Courçon.
Là-dessus, boum, badaboum ! troisième meurtre. En pleine nuit. Avec la même arme - on la retrouvera plus tard, derrière une palissade. Cette fois-ci, c'est Gobillard, le marchand de peaux de lapin qui n'avait pas un fifrelin sur lui et ne laisse pas grand chose en ce monde. Qui, je vous le demande - et les notables de Fontenay-le-Comte vous le demandent avec moi - mais qui diable, si ce n'est un individu complètement fou, songerait à assassiner un marchand de peaux de lapins ? (Comme je suis à bloc dans les films actuellement, ça m'a fait penser à la scène où, dans "Les Enfants du Paradis", un Lacenaire plus vrai que nature, interprété par un Marcel Herrand au mieux de sa forme, assassine froidement le "'chand d'habits", par ailleurs très antipathique, que joue Pierre Renoir. C'était notre petite aparté du vendredi. Merci d'en avoir pris connaissance.)
Récapitulons : un notable, ruiné mais ayant encore pignon sur rue et son indestructible particule, fût-elle un peu trop jeune ; une ancienne sage-femme ; un marchand de peaux de lapin. Voilà un assassin qui, aucun socialiste n'osera me contredire, je l'espère, a le sens de la mixité sociale !
Maigret, lui, trouve même ce sens de la mixité un peu trop appuyé. Quant au "crime de fou", formule que les autorités et les dignes bourgeois du lieu échangent à qui mieux mieux pour se rassurer, il n'y croit guère. Au grand désespoir de son ancien condisciple, le juge d'instruction, qui eût été certainement beaucoup plus heureux de le revoir dans d'autres circonstances. Mais là ! Trois crimes dans une sous-préfecture en même pas une semaine et demie (je précise ce détail sous réserves) et, comme par hasard (et c'est vraiment un hasard, en plus ! ) le fameux commissaire
Maigret, de la P. J. parisienne, qui déboule là-dedans comme un gros chien hirsute dans un jeu de quilles, alors que règne tout ce désordre, non, non, trois fois non ! Chabot est à la fois exaspéré et rassuré par la présence de
Maigret.
Car Chabot est un pauvre type, jamais fiancé, jamais marié, qui vit encore chez sa mère à un âge où, en général, on a quitté depuis longtemps ses pénates natales. Il fait son travail honnêtement mais il vit dans la peur - dans l'horreur - de se mettre les notables à dos. Ses frères notables. Voilà le hic. Et voilà aussi pourquoi il reçoit tellement de lettres anonymes lui disant de regarder absolument en direction de la maison Vernoux de Courçon où, hélas !, chaque mardi, monsieur le juge va faire son bridge hebdomadaire ...
Comme à son habitude,
Maigret observe, se force à manger les profiteroles que la bonne Mme Chabot mère s'imagine qu'il apprécie toujours comme au temps de sa jeunesse, va, vient ... et lui, le massif, l'impavide, le redoutable commissaire
Maigret, à qui, depuis le temps qu'il est dans le métier, "on ne la fait pas", il a peur. La pluie continue à tomber mais somme toute, elle ne fait que son boulot, un peu comme la Faucheuse, quand elle passe. Certes, elle assombrit encore un paysage déjà trop triste, trop provincial, trop replié sur lui-même mais si seulement il n'y avait qu'elle pour tout noircir ... Ambiance pesante, foule hostile réunie par groupes tout autour de la maison des Vernoux, regards menaçants qui vous suivent par-dessus les rideaux du "Café de la Poste", pavé gras de pluie sur lequel fuit le pas des noctambules furtifs, une ville scindée en deux (les ouvriers et le petit peuple d'un côté, les nantis de l'autre, ceux-ci étant numériquement les plus faibles), une tension qui ne cesse de monter, monter, monter à l'image de la légendaire petite bête des comptines enfantines, un Alain Vernoux, médecin de son métier mais n'ayant jamais exercé, qui tient les théories les plus formelle sur le "Fou" potentiel - tout à fait comme il connaissait son identité - une famille de notables complètement déchirée, dont les membres ne vivent ensemble que par bienséance, un Parquet et des autorités policières locales complètement dépassés qui veulent un coupable à tout prix, bref, des gens tellement absorbés par leur propre réputation et par le respect dû, estiment-ils, à leur classe sociale, qu'ils ne se rendent absolument pas compte qu'ils sont manipulés par un assassin qui jouera tellement au fou qu'il finira par le devenir, non sans avoir perpétré un dernier crime, indirect mais d'autant plus impardonnable.
Un "
Maigret" exceptionnel, où le commissaire, bien que respectant le fait qu'il ne se trouve pas dans sa juridiction, est loin de prendre le parti de la passivité et tente, autant qu'il le peut, de sauver les meubles et le reste, tout en évitant, par délicatesse, de marcher sur les plates-bandes du trop falot juge Chabot. Toutefois, en dépit de son sens aigu de la psychologie et de ses célèbres "méthodes" (bien qu'il n'aime rien tant à répéter qu'il n'en a aucune ),
Maigret ne parviendra pas dans ce volume à éviter au Drame une victoire quasi complète. ;o)