Je ne suis pas un grand amateur de nouvelles. Si j’ai choisi de lire ce livre, c’est parce qu’il a été écrit par Primo Levi, l’inoubliable auteur de "Si c’est un homme". Ce recueil contient une trentaine de textes, assez courts, rassemblés en trois parties, intitulées respectivement passé proche, futur antérieur et indicatif présent. On y retrouve l’intelligence, la sobriété, le réalisme de Levi. Le destin lui a montré les choses de la vie telles qu’elles sont, à la fois éprouvantes et complexes. Les hommes ne sont jamais tout à fait bons, mais ils ne sont (presque) jamais tout à fait mauvais. Cette leçon d’humanité, il l’a apprise à la plus dure école: dans un camp de concentration nazi. Rentré en Italie, il ne l’a pas oubliée. Dans l’ensemble, ces nouvelles sont variées et bien tournées. Celle que j’ai préférées correspondent plutôt à la première partie, qui se réfère à l’univers concentrationnaire; ces textes ne sont pas sinistres, malgré leur sujet, car Levi a toujours de la distance pour éviter le pathos. La nouvelle qui donne son titre à tout le recueil me semble remarquable, parmi quelques autres.
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C'est le propre des régimes dans lesquels tout le pouvoir vient d'en haut et où aucune critique ne peut venir du bas, d'affaiblir et de confondre la capacité de jugement, et de créer une vaste zone de consciences grises à mi-chemin entre les grands du mal et les victimes pures : c'est dans cette zone que se situe Rumkowski. Plus haut ou plus bas, c'est difficile à dire : lui seul pourrait nous le dire s'il pouvait parler devant nous, même en mentant, comme il avait sans doute toujours fait ; il nous aiderait à le comprendre, comme tout inculpé aide son juge, et l'aide même contre sa volonté, même s'il ment ; car la capacité de l'homme à jouer un rôle n'est pas illimitée.
Malgré tout cela ne suffit pas à expliquer l'impression d'urgence et de menace qui émane de cette histoire. Peut-être a-t-elle un sens différent, et plus vaste : Rumkowski, c'est nous ; son ambiguïté, c'est la nôtre, celle de l'hybride pétri de poussière et d'esprit ; sa fièvre même est la nôtre, celle de notre civilisation occidentale qui "descend en enfer au son des tambours et des trompettes", et ses misérables oripeaux sont l'image déformée de nos symboles de prestige social. Sa folie, c'est celle de l'Homme présomptueux et mortel, tel que le décrit Isabelle dans Mesure pour mesure, l'Homme qui : drapé dans sa petite autorité précaire, ignorant par-dessus tout de ce qu'il croit le mieux connaître, son essence de verre, tel un singe en colère, joue à la face du ciel des tours si grotesques que les anges en pleurent et que, s'ils avaient notre rate, ils deviendraient mortels à force de rire.
Comme Rumkowski, nous aussi nous sommes éblouis par le pouvoir et par l'argent, à en oublier notre fragilité essentielle : à en oublier que nous sommes tous dans le ghetto, que le ghetto est clôturé, qu'au-delà de la clôture se tiennent les seigneurs de la mort, et que non loin de là le train nous attend.
(...) tous les vieux sont pareils, le monde où ils vivent ne les intéresse pas, ils s'y trouvent mal, ils ne le comprennent pas, ils le sentent hostile, et par conséquent leur mémoire ne l'enregistre pas. C'est pourquoi ils se souviennent des évènements anciens, et non des récents: ce n'est pas une question de sclérose, mais de défense. Leur vrai monde, c'est celui de leurs jeunes années, bon par définition : le "bon vieux temps", même s'il a fait cadeau de deux guerres mondiales à l'humanité.
C'est le propre des régimes dans lesquels tout le pouvoir vient d'en haut et où aucune critique ne peut venir du bas, d'affaiblir et de confondre la capacité de jugement, et de créer une vaste zone de consciences grises à mi-chemin entre les grands du mal et les victimes pures : c'est dans cette zone que se situe Rumkowski. Plus haut ou plus bas, c'est difficile à dire : lui seul pourrait nous le dire s'il pouvait parler devant nous, même en mentant, comme il avait sans doute toujours fait ; il nous aiderait à le comprendre, comme tout inculpé aide son juge, et l'aide même contre sa volonté, même s'il ment ; car la capacité de l'homme à jouer un rôle n'est pas illimitée.
Malgré tout cela ne suffit pas à expliquer l'impression d'urgence et de menace qui émane de cette histoire. Peut-être a-t-elle un sens différent, et plus vaste : Rumkowski, c'est nous ; son ambiguïté, c'est la nôtre, celle de l'hybride pétri de poussière et d'esprit ; sa fièvre même est la nôtre, celle de notre civilisation occidentale qui "descend en enfer au son des tambours et des trompettes", et ses misérables oripeaux sont l'image déformée de nos symboles de prestige social. Sa folie, c'est celle de l'Homme présomptueux et mortel, tel que le décrit Isabelle dans Mesure pour mesure, l'Homme qui : drapé dans sa petite autorité précaire, ignorant par-dessus tout de ce qu'il croit le mieux connaître, son essence de verre, tel un singe en colère, joue à la face du ciel des tours si grotesques que les anges en pleurent et que, s'ils avaient notre rate, ils deviendraient mortels à force de rire.
Comme Rumkowski, nous aussi nous sommes éblouis par le pouvoir et par l'argent, à en oublier notre fragilité essentielle : à en oublier que nous sommes tous dans le ghetto, que le ghetto est clôturé, qu'au-delà de la clôture se tiennent les seigneurs de la mort, et que non loin de là le train nous attend.
Extrait de la nouvelle "Le Roi des Juifs"
Composer une poésie digne d'être lue et retenue est un don du destin : cela arrive à quelques rares personnes, en dehors de toute règle et de toute volonté, et à ces quelques personnes même, cela n'arrive que rarement dans la vie.
...ici pour s'en sortir, il fallait faire des pieds et des mains, s'arranger pour trouver à manger en dehors du règlement, en faire le moins possible quand on était au travail, trouver des amis influents, se cacher, cacher ce qu'on pensait, voler, mentir ; que ceux qui ne suivaient pas cette règle mourraient rapidement,...
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Savez-vous quel écrivain a fait graver sur sa tombe son nom et le nombre 174 517 : son matricule à Auschwitz ? L'un des grands témoins et une grande voix de la littérature…
« Si c'est un homme » de Primo Levi, c'est à lire en poche chez Pocket