Coeurs cicatrisés, 1937
Max Blecher (1909-1938), traduction du roumain par
Gabrielle Danoux (notre amie babéliote Tàndàricà)
"Saisissante mise en abyme : la nef des malades, arche de l'amo[u]r, qu'on pourrait tout aussi bien cartorthographier « de la mort » t'attend, toi lecteur curieux, qui ne craint pas la solitude. Que ce livre soit un viatique pour toi !", belle et sensible apostrophe rhétorique que la traductrice,
Gabrielle Danoux adresse au lecteur, et qui nous invite à faire ce voyage dans l'espace de la vie et de la mort avec comme seul bagage l'amour.
Livre morsure, livre douleur et blessure, les coeurs demandent du temps pour fermer leurs plaies, pour que les cicatrices ne saignent plus et que les marques qui restent, souvenirs sans sommeil, fassent moins mal.
La cicatrisation comme reconstitution des tissus est au prix d'une insensibilité «au froid, à la chaleur et à la douleur». La mémoire n'obéit-elle pas aux lois plus « terribles » de « l'éternité » ? Explication et question en même temps. Rien n'est plus vrai et, peut-être, rien n'est moins sûr.
Quelles sont ces lois de l'éternité ? Durer ? Renaître ? Continuer ? A quel prix ? A n'importe quel prix!
Et quelles sont les lois de notre vie ? On les apprend tous les jours, sans toujours les respecter, et souvent même les oublier.
Dès le début du roman la plume de
Max Blecher crée une atmosphère lourde d'une menace, d'une peur inconnue, pesant sur le héros et sur le lecteur qui devient éponge ; rythme lent, attente longue...
Le diagnostic du médecin tombe comme un coup de massue, les os d'Emmanuel sont malades, rongés par la tuberculose, la maladie de Pott ; il faut abandonner les études et aller au sanatorium, à Berk-su-Mer. L'horizon se réduit, la lumière diminue, grand vide où le poids du coeur devient assommant, plus d'air à respirer. La plume de Blecher ne s'y attarde pas, elle touche les cordes et les laisse vibrer. Elle dit le plus avec le moins.
Le roman est court, 180 pages, mais la lecture fut longue, m'ayant emprisonnée telle une toile arachnéenne, tel un poulpe aux tentacules puissants, opium aux rappels incessants vers des pages, passages, réflexions. Besoins contradictoires d'en sortir et d'y revenir, de me secouer du mal engourdissant, de revenir à la poésie, au style, aux sens de l'espace.
Voyage lent lourd et pénible dans ces multiples univers, ceux du corps et ceux d'en dehors, les espaces imposés retirés de la vie, dans la captivité, et ceux désirés, ceux qui se créent, petit à petit, sombres, mordants jusqu'à l'asphyxie, la tête se rétrécit, les poumons respirent mal, le coeur bat trop lentement.
Une radiographie secrète intime et douloureuse s'opère dans le corps malade, emprisonné, plâtré et capturé : sombres couloirs entre rêve et réalité, miroirs reflétant les autres en même temps que le handicap du malade, son impossibilité de bouger, miroirs ironiques, sarcastiques, cyniques au plus fort.
Les espaces, dans le sanatorium offrent-ils plus d'ouverture que le monde d'où les malades arrivent, où ils retournent avec des séquelles ? Les corsets deviennent des murs intérieurs, là où le vide s'installe et où l'inquiétude intérieure, profonde se rumine en silence. "oiseaux blancs qui volent de toit en toit. Ce sont nos âmes ruine et rempart". Les malades s'agrippent à la vie, souvent avec cruauté, jusqu'à s'emparer de celle des autres, un "élan que suscite parfois l'interdit" et la facture en est lourde.
Le paragraphe qui suit en dit long sur l'espace du dehors et celui du dedans, sur le clair et l'obscur et leur très relative définition :
"J'aime bien quand il pleut. le temps qui nous correspond bien, à nous les malades. Pluie, ciel bas, froid ; alors tu sais que tout le monde est réduit à la même chambre aux quatre murs, à la même tristesse. Lorsqu'il fait beau dehors... et qu'il y a du soleil, continua Ernest, tout m'apparaît alors terriblement vain et incompréhensible. Que peut bien faire un homme au milieu de la limpidité du décor ? Et même s'il avait quelque chose à faire, cela serait bien trop clair, trop évident, donc trop inintelligible. le plus troublant des mystères est peut-être celui qui surgit de la plus simple des évidences. J'aime ces journées maussades et pluvieuses, quand on s'enferme dans la maison et quand on ne comprend pas plus le monde qu'un chien battu."
Le livre m'a marquée, tiraillée, profondément touchée, l'auteur réalise un coup de maître : douleur dans l'âme et dans le corps exprimée avec un coup de bistouri tranchant avec froideur et précision.
Max Blecher, emporté à 29 ans par la même maladie que son héros, s'en détache tout en la revivant, trempe sa plume dans l'encrier où il trouve envols poétiques d'une rare beauté et papier de verre P40 qui râpe le coeur jusqu'à le cicatriser.
Coeurs cicatrisés, roman qui frappe et caresse, entre le corps et l'esprit le dialogue est poignant dans la souffrance ; le corps en gros plan, l'esprit le suit en voix off ou hors champ, et les blessures, marques pour la mémoire, gardent leurs cicatrices. Oublier, fermer la mémoire, est-ce possible ?
Fugitifs d'un monde, prisonniers dans un autre, entre réel et irréel, entre vie et mort, où se situe le jeu de l'existence ? Dans la "boue" du monde les malades s'endurcissent, frémissent à des moments perdus, se débattent avec leur immense solitude intérieure, désespèrent entre fuite et recherche de soi-même. Dehors et dedans, et
La poétique de l'espace de
Gaston Bachelard me revient en mémoire : "Enfermé dans l'être, il faudra toujours en sortir. A peine sorti de l'être il faudra toujours y rentrer. Ainsi, dans l'être, tout est circuit, tout est détour, retour, discours, tout est chapelet de séjours, tout est refrain de couplets sans fin", jusqu'à l'épuisement.
La traduction de
Gabrielle Danoux est sublime et d'un grand professionnalisme.
Je la remercie énormément de m'avoir fait découvrir la plume de
Max Blecher, plume qui me fait penser, par sa puissance et son introspection, à l'écriture de Kafka, à
La forêt des pendus de
Liviu Rebreanu, à La 25ème heure de
Virgil Gheorghiu.