Marc Oetilé est un vendeur de voiture prétentieux, hautain, vaguement misogyne (il est si sûr de sa supériorité masculine), qui ruine sa santé dans les cigarettes, l'alcool et les nuits blanches. Il ne s'intéresse à personne, méprise tout le monde à l'exception de son frère (qui n'apparaîtra pas dans le roman) et le monde le lui rend bien puisqu'il n'a aucun ami. Son orgueil en prend un coup un jour qu'il s'aperçoit qu'il est atteint de pneumonie. Quoi ? lui si beau, si maître de son corps, si volontaire serait atteint de cette maladie débilitante qui l'oblige à se réfugier dans un sanatorium, espace clos pour personnes faibles ? Et bien soit ! il ira, il verra et il vaincra cette inflammation, sans se mêler aux autres patients, pauvres créatures méprisables qui se complaisent dans la cure.
Ce personnage détestable va, évidemment, vivre une expérience qui servira de morale au livre. Cependant, cette dernière n'est pas pesante car si l'évolution d'Oetilé est prévisible, le monde décrit n'est pas enrobé de sucre d'orge pour autant. Par ailleurs, Oetilé est un personnage complexe qui se sent changer, refuse le changement, veut aller vers les autres mais les rejette dans le même temps, a si peur de la mort qu'il refuse tout d'abord de la voir, puis l'accepte et s'humanise à son contact. Ces pauvres malades qu'il observe de si haut vont brusquement devenir des combattants à ses yeux : comme ses camarades du front, les patients du Pelvoux se battent quotidiennement pour vivre mais eux n'ont pas la possibilité d'oublier leur mal le temps d'une partie de cartes. Dans ce sanatorium, sous les allures sereines et frivoles, les regards sont anxieux et la joie poussive, les joues se creusent et les malades observent chez les autres l'avancée ou le recul de la maladie. Adultes et enfants luttent quotidiennement pour survivre d'abord, et vivre aussi un peu en reproduisant les gestes et les relations du monde extérieur.
Dans l'espace clos du sanatorium, les malades sont captifs de leur corps qu'ils tentent de soigner le plus rigoureusement possible, ou de détruire en brulant leur angoisse dans de fausses joies, de faux amours. On perçoit les moments de doutes, d'abandon, les sursauts de vie, les moments de bonne humeur, la paranoïa passagère.
Ces malades sont aussi captifs du lieu, des contraintes de la cure et des faibles loisirs proposés.
Enfin, ils sont captifs des conventions sociales et des rôles qu'ils se sont donnés dans la société. le misogyne peut-il accepter d'aimer puis d'être rejeté par une femme qui ne l'aime plus ? La jeune femme de bonne famille peut-elle reconnaître son amour pour un coiffeur miséreux ? L'épouse peut-elle devenir adultère ? L'aviateur frimeur peut-il admettre un amour sincère sans perdre la face ? Pour tous, la maladie est un révélateur qui les aide aussi à se libérer.
Kessel rend compte de tous ces états d'âme sans sombrer dans l'excès de bons sentiments ou dans une pitié déplacée pour ces hommes et ces femmes qui sont décrits dans toute leur complexité. Comme Oetilé regardant, dans une mise en abyme, ce romancier qui observe la jeune Michelle à la toute fin du livre, clin d'oeil au réalisme des événements, on pourrait se demander ce que des lecteurs en bonne santé pourraient comprendre à ces malades ? Peut-être que ce qu'il y a à retenir de ce livre, ce n'est pas le pathétique de ces personnages mais leur courage.