La note intermédiaire vaut pour le volume ; le roman de Wells mérite bien 5/5, mais certainement pas celui de Baxter.
LE RETOUR DES MARTIENS
Il y a cent-vingt ans de cela paraissait, d'abord sous la forme d'un serial, le roman de H.G. Wells La Guerre des mondes – qui deviendrait aussitôt un immense classique de cette science-fiction qui, alors, ne portait pas ce nom et n'était sans doute pas très clairement définie ; comme, quelques années plus tôt, un précédent roman de Wells : La Machine à explorer le temps. Deux oeuvres visionnaires d'un génie qui en compte quelques-unes à son actif – le genre de merveilles dont la simple existence chamboule absolument tout ; à certains égards, la science-fiction ultérieure sera modelée par ces magnifiques entrées en matière.
Rien d'étonnant dès lors à ce que La Guerre des mondes, comme d'ailleurs La Machine à explorer le temps, ait suscité son propre mythe – sous la forme de déclinaisons, d'hommages, d'adaptations (incluant bien sûr aussi bien Orson Welles que Steven Spielberg, ou, dans un autre registre, Alan Moore et Kevin O'Neill), voire de « suites ». Ce qui nous amène au présent ouvrage – car Stephen Baxter a récidivé : lui qui, il y a une vingtaine d'années de cela, avait livré une suite à La Machine à explorer le temps, parfaitement brillante, sous le titre Les Vaisseaux du temps, a commis il y a peu (cette même année, en fait : la traduction française n'a pas tardé !) une suite à La Guerre des mondes, intitulée le Massacre de l'humanité (un titre emprunté au roman de Wells, déjà) ; et ceci avec la bénédiction des héritiers comme des thuriféraires de Wells (et c'est pourquoi on parle d'une suite « officielle », même si le roman originel est de toute façon dans le domaine public).
Idée un peu étonnante de la part de Bragelonne, mais pas mauvaise : en profiter pour associer les deux livres dans un unique gros volume (mais dont le seul roman de Baxter représente en gros les trois quarts – nous le savons, avec notamment des titres tels que Voyage, Évolution ou Exultant, tous trois d'excellents livres par ailleurs, Stephen Baxter aime à s'étendre). C'est sans doute pertinent, dans la mesure où le Massacre de l'humanité se fonde sur une lecture très pointue et scrupuleuse de la Guerre des mondes (ce qui a d'ailleurs pour corollaire que la traduction originelle de Henry D. Davray a dû être un chouia retouchée par Tom Clegg pour se montrer plus exacte – c'est par contre Laurent Queyssi qui s'est chargé de la traduction du roman de Stephen Baxter) : si votre lecture date un peu, vous risquez de passer à côté de pas mal de choses, et une relecture peut donc s'imposer.
Elle m'a certainement été très profitable… D'autant que je n'avais pour l'heure lu La Guerre des mondes qu'en anglais, il y a quelques années de cela – c'était même une de mes premières lectures en anglais et ça ne m'avait pas facilité la tâche… En fait, au sortir du roman, j'étais un peu déçu : j'y avais largement préféré La Machine à explorer le temps, L'Île du docteur Moreau, ou, plus tard et en anglais également, L'Homme invisible… Ceci étant, à ma première lecture, La Machine à explorer le temps aussi m'avait laissé un peu froid – et c'est la relecture (justement pour préparer la lecture des Vaisseaux du temps, de Stephen Baxter, tiens, tiens…) qui m'a tardivement amené à appréhender combien ce séminal roman de Wells était génial. Et la même chose s'est produite avec La Guerre des mondes, dont je perçois là encore bien trop tardivement combien il s'agit d'un chef-d'oeuvre visionnaire – cette relecture a donc été une grosse baffe.
Mais le roman de Baxter, cette fois ?
Mmmf…
Note au passage : dans ce compte rendu, je ne vais pas me gêner pour SPOILER comme un porc le roman de Wells – il a fêté ses 120 ans, je crois que je peux. Mais je vais tâcher de ne pas trop déflorer celui de Stephen Baxter, au cas où…
LE RÉCIT D'UN MONDE QUI S'ÉCROULE
Vous connaissez tous le pitch de la Guerre des mondes. Bon, en résumé : à l'aube du XXe siècle (sauf erreur, le roman de Wells affirme son caractère d'anticipation, mais sans donner de date – Baxter, dans son roman, considère que ces événements ont eu lieu en 1907), les Martiens déboulent à bord de cylindres dans le sud de l'Angleterre (dans la campagne, mais pas si loin de Londres). Ils suscitent d'abord la curiosité, mais bientôt l'effroi – car ils sont venus pour faire la guerre. Ces êtres si fondamentalement supérieurs, presque de purs intellects, ont développé une technologie incomparablement plus avancée que celle de l'empire britannique : leurs inventions diaboliques, les tripodes, le rayon ardent, la fumée noire, l'herbe rouge, ne laissent aux humains aucune chance de vaincre – mais l'extermination pure et simple n'a qu'un temps ; à l'horizon se profile le plus tragique des destins pour l'humanité, à savoir constituer du gibier d'élevage pour ces extraterrestres qui se nourrissent de son sang… Pourtant, cette Guerre des mondes, ce sont les Martiens qui la perdent, très vite – car, dans leur démesure, ils sont terrassés par des êtres plus insignifiants encore que les humains : les bactéries, auxquelles la vie terrestre s'est faite au travers de millions d'années d'évolution, mais qui n'épargnent pas les visiteurs étrangers… Lesquels, cependant, pourraient bien revenir un jour ?
Tout ceci nous est narré par un anonyme (la quasi-totalité des personnages du roman sont anonymes, mais Baxter les nommera tous – notre narrateur sera ainsi Walter Jenkins), un « écrivain philosophe » qui doit probablement beaucoup à Wells lui-même, et qui est aux premières loges dès le début de la guerre, dans sa campagne bucolique et paisible… qui ne le sera pas éternellement. le narrateur livre un récit de la guerre telle qu'il l'a vécue – en rapportant aussi ce qui s'est produit pour son frère (Frank Jenkins, chez Baxter), à Londres : une lutte impitoyable pour la survie, dans une atmosphère de cauchemar apocalyptique (à certains égards, La Guerre des mondes relève autant de l'horreur que de la science-fiction – et, concernant cette horreur, je suppose qu'elle a quelque chose de « cosmique » qui ne devait pas laisser un Lovecraft indifférent ?) ; ce qui implique son lot, même maigre, de rencontres, dont un vicaire qui perd la raison devant tant d'horreurs si peu chrétiennes, et un artilleur cynique et charismatique (Albert Cook chez Baxter), agaçant autant que fascinant, également lucide et naïf, et qui peint un tableau éloquent de ce que sera le monde du futur…
LITTÉRATURE D'INVASION ET IMPÉRIALISME
La Guerre des mondes est un roman d'une immense richesse – et très dense, à cet égard (il court sur 180 pages seulement des 660 que compte ce gros volume). Il traite d'une multitude de thèmes, autorisant des lectures variées, et en usant avec astuce de procédés qui, à la fois, ancrent le roman dans son temps, et lui confèrent une portée visionnaire sans égale.
À tout prendre – sauf que les singularités sont essentielles –, le roman de Wells s'inscrit dans un courant qui a eu son heure de gloire dans l'Angleterre de la fin du XIXe siècle, et que l'on qualifie de « littérature d'invasion » : le propos est de décrire une invasion de l'Angleterre, dont les habitants ne sont donc pas autant en sécurité qu'ils le croient ou le prétendent – ils doivent faire face à un ennemi impitoyable, et qu'il serait très mal avisé de sous-estimer, même si l'issue de la guerre peut varier. Nombre de ces romans ont une approche « réaliste », en ce qu'ils ne font pas intervenir d'éléments proprement « imaginaires », même s'ils sont régulièrement quelque chose de fictions spéculatives et éventuellement d'anticipation à très court terme ; reste que, dans cette approche, l'ennemi est humain – fonction des tensions internationales du moment, les Allemands ou les Français. Mais la littérature d'invasion peut aussi se mêler d'éléments davantage imaginaires, que ce soit comme ici sur un mode très concret, ou, éventuellement, sur un mode davantage métaphorique : on a souvent fait le lien, le Dracula de Bram Stoker paraît en 1897, soit l'année même de la publication en serial de la Guerre des mondes.
Mais, bien sûr, l'envahisseur chez Wells est un extraterrestre, singularité essentielle – car, si la littérature mondiale avait déjà traité de ce thème à l'occasion, cela n'avait sans doute jamais été avec la même ampleur. Et ce sont déjà de très beaux (façon de parler) aliens : globalement libérés de l'anthropomorphisme, dotés de facultés incroyables (on les suppose télépathes) outre leur science et leur technologie incroyablement avancées, des êtres d'une essence supérieure et qui, pour cette raison même, semblent inaccessibles à la morale dans leur relation avec les humains.
Tout ceci, à un niveau relativement abstrait, doit sans doute beaucoup aux réflexions contemporaines sur la théorie de l'évolution (éventuellement détournée dans le motif pseudo-scientifique du darwinisme social) : Wells avait étudié auprès de Huxley, disciple de Darwin, et son roman est riche d'échos de la pensée évolutionniste, jusque bien sûr dans le thème de la survie du plus apte. le propos est aussi de décentrer l'univers, qui ne peut plus tourner autour de l'homme – l'infinie supériorité des Martiens met à mal les prétentions de l'humanité à trôner au sommet de la chaîne alimentaire, et elle ne doit sa survie qu'aux actions inconscientes de l'infiniment petit, ces bactéries tout juste entrevues au microscope, comme les Martiens voient les humains.
Mais justement : c'est là un aspect qui tranche par rapport aux canons de la littérature d'invasion – l'ennemi est infiniment plus puissant que l'arrogante Albion, bien plus malin, bien plus développé, bénéficiant d'une science et d'une technologie si avancées qu'elles rendent vaines toute tentative de comparaison.
Et c'est ici qu'opère un retournement dont Wells ne fait pas mystère dans son roman (et auquel il faut sans doute associer l'idée de la bactérie triomphant de l'envahisseur) : cette invasion hors-normes doit amener les Britanniques à questionner leur propre impérialisme, et l'entreprise coloniale tout entière – contre les dénégations brutales fondées sur la conviction de ce que la supériorité fondamentale (d'ordre racial au moins pour partie) de l'Angleterre lui confie le mandat de régir le monde, Wells rapporte la réalité concrète vécue par une population pas moins humaine, mais fauchée par un envahisseur dégagé de toute morale et qui n'y regarde pas à deux fois, car il n'a que son intérêt égoïste en tête. L'exemple des Tasmaniens est ouvertement cité. En échangeant ainsi les places, l'auteur attaque l'empire au coeur, dans son principe même, et si son roman n'a rien d'une dissertation – c'est bel et bien au premier chef un roman –, il contient, dans un sous-texte pas si discret mais ô combien pertinent, quelque chose d'un pamphlet des plus éloquent à l'encontre de l'entreprise coloniale. Mais, que la critique porte ou pas, le tableau demeure – et le roman, au-delà du divertissement, exprime insidieusement une forme de malaise qui n'a rien d'innocent, et qui l'élève au pinacle de la littérature spéculative.
UN CHEF-D'OeUVRE SOMBREMENT VISIONNAIRE
Mais ceci d'autant plus qu'en se fondant sur la science de son temps (et empruntant occasionnellement à la proto-science-fiction antérieure : le voyage interplanétaire des Martiens emprunte au canon de Jules Verne dans de la Terre à la lune), Wells anticipe un monde futur particulièrement effrayant – et qui, sur bien des points, lui a tristement donné raison… de manière générale, je suis très sceptique concernant l'idée même de prospective. Mais, chez les meilleurs auteurs du genre, il y a de ces présages qui fascinent autant qu'ils dépriment…
L'armement martien est globalement devenu très concret, bien vite : même en mettant de côté le rayon ardent anticipant le laser, les tripodes présagent les chars d'assaut, ils ont des engins volants qui annoncent l'aviation, la fumée noire évoque immanquablement les gaz de combat bientôt employés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, et peut-être l'herbe rouge va-t-elle-même plus loin encore, du côté de la guerre bactériologique – et, bien sûr, la fin des Martiens en est un écho ironique. N'y manque guère que la puissance de l'atome, et Stephen Baxter ne manquera pas d'ajouter cet élément dans l'équation.
Mais cela va au-delà de la technologie : la description horrifiante de la guerre totale menée par les Martiens peut sans doute se fonder sur bien des antécédents abominables, mais, pour un lecteur du début du XXIe siècle, il me paraît inévitable d'y associer des images d'événements ultérieurs – et, pour le coup, davantage de la Seconde Guerre mondiale que de la première. Difficile, ici, de ne pas penser au Blitzkrieg, et, si toute guerre suscite ses exodes, la fuite de Londres, très graphique, rappelle à notre mauvais souvenir de sombres images de 1940… ou de bien des conflits ultérieurs, incluant de nos jours ceux qui ont entraîné ce que l'on qualifie de « crise des migrants » (mais n'est-ce pas prendre le symptôme pour la cause ?). Et il y a pire encore : difficile, devant les Martiens « élevant » les humains pour s'en nourrir, a fortiori dans les tableaux prophétiques de l'artilleur, de ne pas penser aux camps de concentration et à l'extermination méthodique de milliers de personnes jugées « inférieures »…
(Je dois avouer, au moins dans une parenthèse, que ces pages très rudes peuvent aussi susciter d'autres questionnements – l'assimilation que font certains végans des abattoirs aux camps de la mort, même si elle a quelque chose d'outré qui crispe vite la conversation, pour le « carniste » que je suis encore malgré tout, n'est pas sans fond.)
Mais tout cela participe de la réussite exceptionnelle de la Guerre des mondes, proprement un chef-d'oeuvre, visionnaire à un point rare – un bel exemple ce qu'est la meilleure science-fiction, celle qui raconte de bonnes histoires tout en incitant à la réflexion, et qui sait, avec ce qu'il faut d'astuce, d'audace et en même temps, bizarrement, d'une certaine réserve, dresser un tableau du futur à même d'édifier, qu'il fascine ou terrifie.
Ce chef-d'oeuvre avait une fin relativement ouverte – appelait-il une suite pour autant ? Elle était tentante assurément… Et tentée, d'ailleurs : avant la suite « officielle » de Stephen Baxter, les exemples ne manquaient pas. Mais était-ce pertinent ? Ou du moins cela l'a-t-il été dans le cas du Massacre de l'humanité ? C'est à voir…
ON PREND LES MÊMES ET ON RECOMMENCE
Oui : on prend les mêmes et on recommence – littéralement.
Stephen Baxter, déjà, nomme et précise à peu près tout ce qui était indéfini dans le roman de Wells. Il en situe précisément l'action en 1907 (sur la base de calculs astronomiques), et sa suite treize ans plus tard. Il procède de même pour tous les personnages du roman (ou presque) : dans La Guerre des mondes, en dehors de quelques figures bien réelles, les personnages sont anonymes (il n'y a sauf erreur qu'une seule exception, l'astronome ami du narrateur) ; dans le Massacre de l'humanité, tous ces personnages sont nommés – les figures essentielles au premier chef (le narrateur est Walter Jenkins, l'artilleur est Albert Cook), mais aussi d'autres plus secondaires dans le roman originel, mais qui deviennent davantage importantes ici, et tout d'abord Julie Elphinstone, à peine croisée dans La Guerre des mondes (c'est la brave et fraîche jeune fille avec qui Frank quitte Londres), mais qui devient cette fois notre narratrice ; ce qui est un peu surprenant, pour le coup. En fait, un seul personnage, chez Baxter, n'est pas nommé… et c'est H.G. Wells lui-même, qui agace beaucoup Walter Jenkins – sans doute parce que ce dernier sait que tous deux se ressemblent beaucoup.
Pourquoi pas ? Ce qui est plus gênant, ici, c'est que le principe de mettre ces « vétérans » en avant implique quelques tours de passe-passe plus ou moins convaincants – car, « nécessités » du récit mises à part, ils n'ont absolument aucune raison objective de figurer à nouveau sur le devant de la scène
Il y a des choses très bien vues – notamment concernant Walter Jenkins, dont le « Récit » (entendre : La Guerre des mondes) a rencontré un franc succès, mais qui n'en est pas moins un homme marqué par les événements de ce que l'on appellera bientôt la Première Guerre martienne ; dans son corps, mais aussi dans son esprit – car il souffre d'un ersatz martien de l'obusite (très bonne idée, ça) ; aussi est-il soigné par les plus grandes sommités de la psychiatrie de ce début du XXe siècle, incluant ce bon docteur
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