C'était il y a sept ans je crois. Un soir, à Monument Valley. Mon père avait choisi d'engager la voiture de location sur les chemins du parc, malgré la désapprobation des natifs qui proposaient aux touristes de le visiter, parqués à l'arrière d'un 4x4. On s'était un peu perdus. le ciel était couvert ce jour-là. L'orage menaçait. Il avait parait-il des dimensions dantesques avec l'eau qui déferlait sur le sol trop sec.
C'était la fin d'après-midi, proche de l'heure de fermeture. On s'arrête une dernière fois avant de partir, devant le fameux panorama immortalisé par
John Ford. Ma mère murmure quelque chose sur les esprits que l'on ressent dans le silence d'une profondeur impressionnante. On se tait. Nous ne sommes des gens de foi ni les uns ni les autres. Et pourtant j'en frissonnais. On était pleins de recueillement, comme dans un lieu sacré. Plusieurs fois, pendant ce voyage, on a ressenti cela, dans la beauté fulgurante de la Vallée de la Mort, juste avant ces trois jours pour rien dans la détestable Las Vegas.
Quelque chose d'ancien.
Quelque chose d'un souvenir murmuré qui vous revient dans le vent.
Ellipse.
Juste après une lecture et au premier regard échangé entre nous, une conversation dense et concentrée sur l'écriture qui sauve, j'ai senti que
Claire Barré et moi, on était liés. Par la même intuition, par la même inspiration. Je l'ai senti dès ma lecture de
Phrères, la présence intense de ces poètes qu'elle convoquait dans ses pages. Je n'avais pas su comment en parler. ça m'avait totalement décontenancé. Je ne lui ai jamais dit je crois. C'était exactement ce que j'aurais aimé écrire. Cette poésie vécue, ressentie. Je me suis laissé détourner par je ne sais plus quelle urgence, gardant pour moi le regret du silence que j'ai eu autour de ce livre. Ce n'était pas de l'indifférence. En vérité, c'était exactement le contraire. Elle me ressemblait trop. Je me souviens d'une soirée au Silencio, un lancement de livre d'une amie commune, où je l'avais aperçue sans oser lui parler. J'étais démasqué.
Et en fait ce qui a achevé de me conquérir, ce fut
Ceci est mon sexe. La rencontre s'est faite autour de ce roman, juste après ma chronique qu'elle avait aimée fort. On sentait qu'on avait des choses à se dire. On reconnait toujours les siens. Ces merveilleux saluts où, au lieu d'un "bonjour", on aurait plutôt envie de se demander d'une voix tendre et un peu courroucée "Mais où te cachais-tu pendant tout ce temps?". On s'était retrouvés aux premiers soleils de mai. Je ne savais pas à quoi m'attendre, après tout je n'avais pour moi qu'une intuition. Enfin non, je mens. Aux premiers mots, j'ai su qu'on était amis. le lien attendait simplement de s'incarner.
C'était au moment où elle venait d'annoncer l'existence et la sortie de ce bouquin
Pourquoi je n'ai pas écrit de film sur Sitting Bull chez Robert Laffont. On se retrouve. Et on parle. Longtemps. Une conversation qui balaie tout, d'âme à âme. Empreinte d'une spiritualité rare et incandescente.
Elle me raconte cette scène étrange qui ouvre son livre. Elle prenait son repas avec ses enfants, devant un plat de spaghettis. Et elle aperçoit une silhouette d'Indien qui l'observe. Ma première réaction a été curieuse "Mais il t'a parlé?". "Non, répondit-elle, il était juste là". Elle cherche sur Google à qui ce chef indien peut correspondre. Elle tombe sur le visage de Sitting Bull. C'est lui. Pendant quatre jours il est demeuré là, comme un mystère à résoudre.
Elle a continué à vivre sa vie. Se demandant à l'occasion si elle n'était pas complètement givrée, ou souffrant d'une tumeur au cerveau. Peu à peu, elle découvre le chamanisme, se renseigne. Va consulter, extrêmement sceptique, une chamane, Elena. Et elle part au premier voyage. Par ma longue fréquentation de
Jim Morrison et des Indiens d'Amérique à qui j'ai consacré toute une partie de mon premier bouquin, ça m'évoque énormément de choses. J'ai eu pendant un moment la même réaction sceptique qu'elle, et même cynique devant le mysticisme. Mais les choses invisibles, indicibles et poétiques ne méritent pas le mépris confortable des gens un peu trop sûrs d'eux. On a une sorte d'intuition. Que l'on tait souvent pour ne pas passer pour de dangereux allumés (c'est pour ça que la plupart des gens sont fiers de leur médiocrité grise et ne sauront parler que de leurs dégâts des eaux, de leur compte en banque ou de leur chaudière).
J'aime les fous célébrés par Kerouac. Ceux qui osent sortir des conventions, ceux qui ont l'audace d'être eux-mêmes. C'est grâce à eux qu'on brûle et qu'on s'émerveille de la flamme. En Claire, j'ai retrouvé cela. J'ai incarné cela. Cette audace de dépasser un cadre trop conformiste. Elle ose. La sensualité et la sexualité de son héroïne Trixie-Rose, la folie inspirée de ses chers poètes, de ses fascinations. Mais ici il y a quelque chose de plus courageux encore. Elle avance sans le masque de la fiction. Sans sa protection. Et on se retrouve à lire et à entendre une confidence absolue. Une initiation d'abord tâtonnante, d'abord incrédule.
Ce qu'il y a de touchant, c'est cette dimension profondément intime. On connait son mari, E., on connait ses enfants. On la voit hésiter à se dévoiler au regard du monde, à céder à l'inspiration qui la pousse vers Sitting Bull. Chacun de ses voyages chamaniques, qu'elle accomplit au son d'un tambour, donne des passages en italiques saisissants comme des contes, des poèmes ou des hallucinations. Des leçons mystérieuses qu'elle partage d'abord avec pudeur sur les réseaux sociaux dans des montages photographiques hypnotiques (et sous l'identité protectrice de Trixie-Rose). Mais bientôt elle va s'y absorber totalement, s'abandonner à l'émerveillement de ses découvertes, et nous entrainer à sa suite.
L'appel est trop puissant. Elle va lui obéir. Jusqu'à Deadwood aux Etats-Unis pour rencontrer l'arrière petit-fils de Sitting Bull, Ernie, qui va l'initier aux coutumes et aux traditions des Lakotas (tribu dont était issu son glorieux ancêtre). Et on a le sentiment de la suivre à chaque pas dans son grand voyage intérieur et extérieur. D'abord elle a l'idée d'un film sur le grand chef. Elle veut aussi traduire les livres que lui a consacrés son descendant. Mais comme pour toutes les voies toutes tracées, ce sont les détours qui constitueront le voyage. La quête. Les visions. Les pérégrinations, pas la destination.
Il est étonnant, ce livre. Est-ce un témoignage, une initiation au chamanisme, une ouverture sur une histoire un peu ignorée, un carnet de voyage, un journal intime, un roman, une poésie autobiographique? En vérité, c'est un peu tout cela à la fois. C'est inclassable. C'est hors de ce qu'on croit savoir. Elle vous incite à la découverte, à la curiosité, à l'émerveillement devant ces capacités qu'on ignore, ces rêves que l'on s'empresse d'oublier quand on pourrait s'en souvenir. Ces paysages intimes que l'on dédaigne souvent, car le monde ne saurait pas les entendre.
Et pourtant nous en avons le pressentiment depuis que l'homme est homme et qu'il essaie de traduire les mystères dans ses croyances, dans son art ou dans ses religions, avec l'arme des mots, à la fois si dérisoire, si limitée et en même temps si grande.
Claire a été une ado tourmentée. Comme moi. Mes seuls compagnons pendant longtemps ont été les poètes ou les écrivains. Seulement ils étaient tous morts. Et moi j'avais l'esprit sombre et morbide. Mes premiers poèmes comme les siens, étaient absolument suicidaires. J'avais l'impression de ne pas avoir ma place dans l'existence et lui préférais mes mirages, mes imaginations, mes compagnons de mots et mes chers disparus (qui avaient bien plus d'existence à mes yeux que ceux qui m'entouraient). Pendant longtemps je me suis senti déplacé. Beaucoup plus longtemps que je ne saurais l'admettre. Elle aussi. Parce que le chemin jusqu'à soi est long et qu'il faut laisser la vie vous apprendre un peu d'humour, de distance, de tolérance, de bienveillance. Cette lucidité et cette douceur, cette tendresse et cette indulgence, Claire la ressent comme moi pour la jeune fille qu'elle a été. J'aimerais d'ailleurs beaucoup retrouver mon moi de 20 ans (ou de 30 ans, d'ailleurs), lui sourire, lui dire "t'en fais pas, ça va aller, il y a des mondes à découvrir". Au fond, vient un temps dans la vie où l'on est capable d'être pour soi ses propres parents.
J'ai été touché. Au plus profond. Parce que dans ce livre et dans le regard
De Claire, je me suis totalement retrouvé. Pas une vague allusion. Complètement. Dans mes tourments, dans mes passions. Dans mes transports. Dans mes songes. Comme la conversation du mois de mai, si belle au dessus de ces coupes dorées (dont on s'accorde tous deux pour admettre qu'elles contenaient une sorte de potion magique). Je la voyais se poursuivre et s'enrichir, notre rencontre, au fil des chapitres. A ne jamais la lâcher d'une semelle. A la voir rencontrer dans ses beaux songes ses poètes adorés, à la voir développer sa magie, à la voir fréquenter les dieux, combattre les démons, aider les âmes en peine à passer de l'autre côté pour trouver la paix.
Peu à peu, j'ai voyagé dans ce livre comme dans l'esthétique et les mythologies qui me façonnent et me fascinent depuis toujours.
Je voyais dans ses mots défiler mes paysages. Mes souvenirs. Et à aucun moment je ne me suis demandé si j'y croyais ou non... ce n'est pas de cet ordre. Ce livre, c'est une offrande. Un objet d'art intime et d'une grande originalité. Un livre de sagesse qui fait tant de bien en nos temps marqués par les meurtres incessants diffusés en continu sur toutes les ondes. C'est une parenthèse de grâce, ce bouquin. Un attrape-rêves. de ceux qu'on porte tous en nous et qu'on ose pas toujours avouer.
Je t'embrasse, Claire, puissions-nous ne jamais cesser de nous rencontrer, dans les livres ou dans la vie.
C'était bon de te suivre et de ne pas lâcher ta main, dans ce monde et les autres.
Peut-être n'as tu pas écrit le film que tu projetais, mais qu'il est enivrant ce roman...
C'était beau comme un sortilège. Et je retrouvais dans le silence du jardin où je te lisais un peu de celui qui m'avait émerveillé à Monument Valley, sous la menace du même orage.
Merci pour ce voyage inattendu.
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