Une fois n'est pas coutume faisons les choses à l'envers, ou marchons à reculons.
L'objet de ce billet n'est pas à proprement parler, une critique de la Commedia, mais plutôt une volonté mettre en lumière cette traduction de la Commedia passée complètement inaperçue, et c'est donc l'occasion pour moi de faire l'éloge de cette traduction. Qui à mon humble avis est la plus belle qu'il m'ai été de lire ces dernières années. Car pour posséder en plusieurs traductions, celle-ci fut pour moi une découverte comme une redécouverte...
À défaut de partir de l'Enfer, de passer par le Purgatoire et de finir au Paradis, partons par un cheminement inverse. Un peu comme les ombres des devins et des prophètes qui sont condamnées à marcher à reculons et surtout ne peuvent regarder devant elles. Dure condamnation pour des âmes qui lisaient et prédisaient l'avenir lorsqu'elles étaient humaines. Ces ombres sont celles du chant XX de l'Enfer.
Des traductions de la Commedia, il en existe des centaines, et c'est bien un paradoxe pour une oeuvre dont certains éditeurs ont fait le choix traduire uniquement l'Enfer, pour certains lecteurs dont la lecture se résume simplement à quelques passages parmi les plus connus.
Michel Orcel écrit dans son avertissement : " le temps dira ce que vaut cette nouvelle traduction de
Dante. Mais aucun auteur ne livre son travail sans y croire ; qu'on me permette donc de la publier sans prétention, mais non sans confiance".
Alors afin que chacun puisse se faire son avis j'ai décidé de mettre en regard de cette traduction, ainsi que deux autres parmi les plus récentes : celle de
Jacqueline Risset et celle de
Danièle Robert. À chacun de se faire son opinion...
PARADIS / CHANT 1
La gloire de Celui qui meut le monde
pénètre et resplendit dans l'univers
plus en quelques régions qu'en d'autres parts.
Au ciel qui prend le plus de sa lumière
je fus et vis des choses non dicibles
par celui qui descend de tout là-haut,
car s'approchant de son propre désir,
notre intellect s'abîme si profond
que ne saurait la mémoire le suivre.
(traduction
Michel Orcel - Édition La Dogana)
La gloire de celui qui meut toutes choses
pénètre l'univers, et resplendit
davantage en un point, et moins ailleurs.
Dans le ciel qui prend le plus de sa lumière
je fus, et vis des choses que ne sait ni ne peut
redire qui descend de là-haut ;
car en s'approchant de son désir
notre intellect va si profond que
la mémoire ne peut l'y suivre.
(Traduction
Jacqueline Risset - Éditions Flammarion et la Pléiade)
La gloire de Celui par qui tout est mû
pénètre l'univers, resplendissant
en chaque part et plus ou moins reçue.
J'ai été dans le ciel qui le plus prend
de sa lumière, et j'ai vu ce que dire
ne sait ni ne peut qui de là-haut descend ;
parce qu'en approchant de son désir,
notre intellect en lui s'immerge tant
que la mémoire ne peut rien retenir.
(traduction
Danièle Robert - Éditions
Actes Sud)
Tout d'abord quelques mots sur l'auteur loin d'être un néophyte en matière de traduction, à fortiori lorsqu'il s'agit de littérature/poésie ou prose italienne. Il a à son actif ou plutôt palmarès devrais-je dire : Les Chants de Leopardi, Roland furieux de l'
Arioste, Jérusalem libérée du Tasse. Autant de traductions pour lesquelles il a reçu des prix récompensant la qualité de son travail et enfin le Grand Prix de poésie de l'Académie française pour l'ensemble de son oeuvre poétique.
Alors dans ce volume, d'un magnifique mais sobre coffret qui en compte trois. Il nous emmène au Paradis avec une fluidité dans la lecture, un sobriété dans la métrique des vers, j'y reviendrai...
A noter également une mise en page aérée, le texte italien en regard de son équivalent français, et une modération au niveau des notes.
Car quoi de plus bloquant dans une lecture que de devoir faire des allers et retours incessants entre texte et note. Sur son Paradis, 36 pages de notes là où certaines éditions en comptent à minima 50....
Ce qui est plus que raisonnable quand on sait que le Paradis recèle des aspects théologiques plus présents.
Michel Orcel de s'adresser au lecteur qui "pourra faire à son tour l'expérience véritablement visionnaire des ces pages où le vocabulaire de la vue et de la lumière envahit progressivement tout le tissu du poème pour s'achever en un fugitif - mais poétiquement éternel - anéantissement en Dieu
L'auteur dédie tout en retenue, son travail au regretté
Philippe Jacottet (auteur d'une magnifique traduction de l'Odyssée).
PURGATOIRE / CHANT 1
Or pour courir sur des ondes plus belles,
de mon génie la nef hisse les voiles,
laissant derrière soi mer tant cruelle;
je chanterai le deuxième royaume
où l'âme des humains se purifie
pour mériter de s'élever au ciel.
(Traduction
Michel Orcel - Éditions La Dogana)
Pour courir meilleure eau elle hisse les voiles
à présent la nacelle de mon génie
qui laisse derrière soi mer si cruelle :
et je chanterai le second royaume
où l'esprit humain se purifie
et devient plus digne de monter au ciel.
(Traduction
Jacqueline Risset - Éditions Flammarion et La Pléiade)
Alors lève ses voiles la nacelle
de mes facultés pour des flots plus heureux,
laissant derrière elle une mer si cruelle ;
et je chanterai ce royaume deux
où l'âme se purge de ses faiblesses
et devient digne de monter aux cieux.
(Traduction
Danièle Robert - Éditions
Actes Sud)
Le purgatoire si on le prend au sens figuré peut être un lieu ou un temps d'épreuve, voire d'expiation. Prenons le dans l'acception d'épreuve car traduire
Dante est une épreuve.
Et pour cause il y a les partisans de la terza rima cette structure rimique particulière des strophes intercalant dans un tercet une rime issue du tercet suivant.
Dante fut le premier à l'utiliser. Schématiquement voici peu ou prou ce que cela donne : ABA-BCB-CDC-DED-EFE-FGF-GHG-HIH-I.
S'ajoute à cela que le fait que la Commedia est écrite en hendécasyllabe (onze syllabes), c'est le vers cardinal
de la poésie italienne qui métriquement parlant, il équivaut au décasyllabe français.
Autant dire que lorsqu'un auteur s'attaque à une montagne telle que la Commedia, c'est comme son purgatoire. L'enfer étant une descente, le purgatoire étant son contraire avec son île, le traducteur seul sur son île face à sa page, son Antépurgatoire, et puis viennent ses 7 terrasses.
Michel Orcel a fait des choix pour sa traduction. Qu'il précise dans le préambule de son Purgatoire après qu'un (re)censeur comme il le nomme soit venu lui "donner" quelques leçons sur sa traduction...
A noter sur ce cantique 24 pages de notes.
ENFER / CHANT 1
A mi-chemin de notre vie mortelle,
je me trouvai dans une sylve obscure
où la directe voie s'était perdue.
Dire ce qu'elle était, c'est chose dure,
cette sylve sauvage, et âpre, et forte,
qui dans l'esprit renouvelle la peur :
amère est tant, que mort ne l'est plus guère.
Mais pour traiter du bien que j'y trouvai,
je parlerai de tout ce que je vis.
(traduction
Michel Orcel - Édition La Dogana)
Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.
Ah dire ce qu'elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée !
Elle est si amère que mort l'est à peine plus ;
mais pour parler du bien que j'y trouvai,
je dirai des autres choses que j'y ai vues.
(traduction
Jacqueline Risset - Flammarion et La Pléiade)
Étant à mi-chemin de notre vie,
je me trouvai dans une forêt obscure,
la route droite ayant été gauchie.
Ah ! combien en parler est chose dure,
de cette forêt rude et âpre et drue
qui à nouveau un effroi me procure !
Si aigre que la mort l'est à peine plus…
Mais pour traiter du bien que j'y trouvai,
je parlerai des choses que j'ai vues.
(Traduction
Danièle Robert - Éditions
Actes Sud)
Ces premiers vers de l'enfer seront pour moi l'occasion de citer ce que disait le grand écrivain italien
Mario Andrea Rigoni à propos de cette traduction dans un périodique italien :
"Je crois que personne n'a autant contribué à la diffusion de la connaissance de notre littérature, et en particulier de notre poésie, dans un autre pays que la traduction française des classiques italiens de
Michel Orcel. Génie polyédrique, parce que poète, romancier, essayiste et aussi éditeur, grand amoureux de l'Italie et de l'opéra, il a traduit au fil des décennies les 38 736 vers d'Orlando Furioso dell'ariosto et les 15 336 Jérusalem Liberata del Tasso, avec la particularité d'avoir toujours utilisé le décasyllabique, de plus avec le tour de force de recréer systématiquement la rime embrassée à la fin de l'octave dans laquelle les deux poèmes sont écrits: un véritable tour de force.[...] L'impossibilité évidente de maintenir la rime de
Dante en français, comme le plurilinguisme linguistique et tonal du poème (du réalisme violent de l'Enfer à l'aura raréfiée du Purgatoire et à l'extase extatique du Paradis) posait des problèmes difficiles, qu'Orcel tentait de surmonter avec la recherche minutieuse d'assonances et de consonances, de certains archaïsmes lexicaux ou syntaxiques. le résultat était une traduction flexible même dans "l'obscurité" de
Dante, mais toujours claire et fluide, le tout visant à recréer l'effet poétique.
Bien sûr, des mots ou des vers individuels permettent des solutions alternatives, mais c'est l'ensemble qui forme la valeur distinctive et déterminante de la traduction, la meilleure dont dispose le public français aujourd'hui."
À tout seigneur tout honneur, je termine ce billet par une figure de style italienne, "Traduttore, traditore" cette paronomase italienne, qui est très vite sortie du langage transalpin.
Pour deux raisons sa clarté de compréhension et son aspect jeu de mots...
Mais bien au delà de cela le fait de comparer un traducteur à un traître signifie que la traduction d'un texte d'une langue dans une autre ne peut jamais respecter parfaitement le texte de l'oeuvre originale.
Beaucoup de polyglottes préfèrent lire une oeuvre en version originale car ils veulent la découvrir telle qu'elle a été créée par l'auteur.
Dans un cas extrême, traduire un poème en le modifiant pour garder les
rimes altère singulièrement l'oeuvre du poète.
Une chose est certaine
Michel Leiris a dit « Traduire, c'est avoir l'honnêteté de s'en tenir à une imperfection allusive. », avec le travail titanesque - pour ne pas dire Dantesque - de
Michel Orcel on a entre les mains une traduction d'une perfection explicite...
J'ai volontairement écrit dantesque avec une majuscule, car j'abhorre l'utilisation de l'adjectif dantesque à tout bout de champ pour définir tout et n'importe quoi ... Qui reste l'apanage de ceux qui ne doivent pas connaître l'oeuvre de
Dante ou à tout le moins la Commedia....