Une radieuse journée d'été, une maison sur les hauteurs de Sarajevo à l'atmosphère douce et chaleureuse. L'un de ces matins lumineux où l'auteur
Ivo Andrìc (1892-1975), encore empli des brumes des rêves nocturnes, s'attelle à sa journée de travail et attend, sans un souffle, sans un geste, dans une sorte d'expectative feinte, que résonne au fond de sa conscience l'écho des voix de l'imaginaire, que frémissent les fils brisés des récits ébauchés, que s'invitent les personnages, et que s'offrent et affluent les détails, les conversations, les comportements et les réflexions qui, jetés sur le papier, forgeront les histoires de «
Contes de la solitude ».
Tels des fantômes émergeant des temps passés et des limbes de l'oubli, les personnages, visiteurs souvent imprévus, s'invitent dans la demeure (s'y imposent même parfois) pour conter leurs histoires, se révéler, se plaindre ou se confesser sous la plume de l'auteur, avant de s'éclipser pour rejoindre à nouveau les profondeurs du songe.
Vizir déchu, aventurier français, menteur impénitent, esclave déterminée, régisseur de cirque accablé d'amour, scribe bosniaque neurasthénique…défilent en une galerie de portraits qu'
Ivo Andrìc peint avec un réalisme mesuré nimbé de douceur, un naturalisme auréolé de rêverie et de sagesse.
14 nouvelles, 14 portraits d'hommes, de femmes, de lieux…personnages historiques, nobles, esclaves ou paysans, paysages parcourus ou rêvés, par lesquels l'auteur ébauche les contours du pays yougoslave, entre tradition et modernité, quand ses frontières se partageaient encore entre Serbie, Bosnie Herzégovine, Croatie ou Macédoine.
Ainsi se compose le recueil des «
Contes de la solitude », au gré de ces apparitions à la fois espérées et inopportunes dont
Ivo Andrìc se fait l'émissaire, le porte-parole, le dernier écho avant l'engloutissement irrévocable dans les vapeurs de l'au-delà.
Des personnages qui « n'appartiennent pas à la même époque ni par leur destin ni par leurs origines », qui « sont de partout et de toutes les sortes » et qui jaillissent des affres de la solitude et de l'oubli pour livrer en témoignage la part d'individualité propre à chaque tempérament, laquelle, paradoxalement, offrira une fois le livre refermé, l'esquisse d'une physionomie universelle, entre joie et chagrin, entre force et faiblesse, entre ombre et lumière.
Le
Prix Nobel de Littérature 1961 clôt ce recueil empreint d'humanité par une peinture de la ville de Sarajevo, dont les pierres portent la marque de deux mondes distincts, entre Orient et Occident, entre le sceau festonné apposé par la domination ottomane et la droiture sévère du cachet austro-hongrois, deux
visages qui ont su parfaire et unir leurs différences en symbole fraternel en devenant emblématique d'une cité.
Cet écrivain qui a su si bien décrire les haines entre confessions et nationalités rivales ainsi que la complexité des rapports humains, serait certainement heureux de constater que cette ville, qui a subi les foudres et les sévices d'une guerre fratricide, ait réussi à panser ses blessures, se relever et s'offrir aux touristes dans la dignité et la beauté.
Mais qu'aurait pensé l'homme qui a construit le « Pont sur la Drina », face aux eaux troubles d'un fleuve devenu l'un des plus grands charniers d'Europe ? Sans doute, s'il avait encore vécu dans les années 1990, aurait-il eu le coeur brisé de voir son pays déchiré de guerres intestines, et sa ville
De Višegrad défigurée par les massacres et les exécutions.
A l'heure où le cinéaste Emir Kurturica s'est allié l'amitié et le soutien du nationaliste serbe Milorad Dodik, le président de la petite république Srpska dont les airs amicaux camouflent mal l'idéal de sang pur et l'encouragement à la purification ethnique…à l'heure donc où
Emir Kusturica oblitère la mémoire génocidaire pour financer la construction, sur des lieux de torture et de déportation, d'une ville dédiée au grand écrivain, il est bon de souligner qu'
Ivo Andrìc a toujours espéré une « Yougoslavie » solidaire et unie, construite sur la paix et l'entente entre les peuples. En ce sens, son oeuvre ne devrait pas être réquisitionnée à des fins autres que littéraires, artistiques ou culturelles.
http://www.larevuedesressources.org/emir-kusturica-et-la-mise-en-scene-de-l-oubli-d-un-genocide,2512.html