Écoute !
Rendre compte d'un recueil de poèmes est un exercice difficile – moins, certes, que d'écrire un poème. Et c'est pourquoi l'on rencontre sous nos cieux d'acier plus de dictionnaires de rimes (dans un monde où rien ne semble plus rimer à rien) que de vrais poèmes, et si peu de critiques pour parler de vrais poètes.
Et c'est pourquoi, plutôt qu'à rendre compte, je m'apprête à célébrer : c'est rendre mieux hommage au poète que n'importe quel exercice comptable. On aimerait commettre à l'égard de
Zéno Bianu quelque délit d'initié dont, tout en haut de nos châteaux de cartes, ont le secret ceux qui nous font si régulièrement les poches : mais ce serait, au grand jour, pour ouvrir le délicieux aux initiés du feu. Et l'on n'éventerait alors qu'un secret de polichinelle :
Zéno Bianu est un « poète blanc ». À tout le moins, un de ceux qui tendent vers la blancheur, vers le mot blanc – autrement dit, ce vers quoi devrait tendre tout vrai poète : car, les mots qui ne retournent pas au silence ne sont… que des mots. Poète blanc ? L'expression, les lecteurs de
Zéno Bianu le savent, nous vient de
René Daumal : « le poète blanc cherche à comprendre sa nature de poète, à s'en libérer et à la faire servir. le poète noir s'en sert et s'y asservit. » le premier « préfère aux riches mensonges le réel », et cela dans « une lutte incessante contre l'orgueil, l'imagination et la paresse. » Pour Daumal, comme pour Bianu, la poésie n'est pas un passe-temps ou un faire-valoir, une occasion de gonfler son ego ou de le polir, mais, osons le mot : un exercice spirituel – au sens même où l'employaient les philosophes antiques, les stoïciens par exemple ; un exercice sur soi, sur son esprit, une ascèse. Alors que le poète noir se cache derrière sa poésie, et refuse autant de se voir que de se montrer tel qu'il est (« ce lui-même pauvre et nu qui ne veut pas être vu ni se voir pauvre et nu, que chacun de nous s'efforce de cacher sous ses masques »), le poète blanc utilise la poésie pour se mettre à nu, et se voir, et voir et montrer le monde tel qu'il est : dépouillement de soi, travail sur soi.
Ainsi, des premiers mots, où celui qui veut « tout accueillir » pour « ne pas cesser / d'apprendre à naître » rend grâce à « ces instants où la sève / déborde », jusqu'au magnifique sonnet d'amour qui, en le fermant, ouvre le recueil sur le silence qui le fonde, le poète joue sur toutes les octaves de son « clavier d'apesanteur ».
de lieux en poètes, de rythmes en notes claires, la poésie de
Zéno Bianu fait preuve d'une extraordinaire capacité à consentir : à ce qui vient, ne vient pas, à l'harmonie, à la dissonance. À l'amour, bien sûr, qui est la grande affaire : ce qui s'écrit avant d'écrire, ce qui se dit avant de parler – pleurer peut-être. Consentir est, de tous les signes de l'éveil, le plus évident. Car celui qui consent, seul peut aimer sans abîmer, désirer sans être asservi, voir sans assigner à résidence.
Ainsi le poème de
Zéno Bianu se déploie-t-il comme un oiseau s'envole : une respiration en même temps qu'un nid. Et, en bon taoïste : un accord. Chaque mot est à sa place, spontanée, essentielle – comme le caillou dans la rivière : avec le plus grand naturel. Chaque mot, que l'on pourrait méditer longuement, longuement mâcher, et chaque blanc entre les mots, et l'absence de souffle entre les souffles : la suspension du rite dans le rire, du bavardage dans le sourire, du temps dans l'éclair. À la lumière de quoi l'on pressent, reprenant le recueil à son début qui est sans fin, qu'il est un parcours de santé mentale, de présence attentive et bienveillante à tout le réel, ponctué d'exercices d'intériorisation, « de plongée », écrit le poète, mais sans jamais faire la leçon ! Don de langue qui, par exemple avec
Roger Gilbert-Lecomte, « dépôt de nuées ardentes », avec son « visage / à défenestrer les étoiles », nous aide à « danser plus vaste », à aimer plus juste. Et sans jamais cesser, en contrepoint des solitudes, de dire « oui », comme un mantra libérateur, à la constante naissance à soi, au dévêtu, au dénudé, au dénoué de soi.
« nous passons / assoiffés (…) / nous avançons tant bien que mal / et soudain quelqu'un écrit
ce qui nous anime
s'appelle la joie du gouffre »
Et que ce quelqu'un soit
Jean-Pierre Duprey, Kabir ou Moby Dick importe peu : c'est quelqu'un qui « vient allumer des brasiers », indique et chemine en même temps : un fleuve, et c'est le Gange, et ce sont tous les fleuves ; une femme, et c'est toi, et toutes les femmes.
Mais comment dire ici une langue qui si souvent prend feu dans les broussailles ? À celui qui n'a « cessé de chercher une ligne de basse entêtante » ne reste en effet que le chant – ne reste que, et c'est le plus haut de nous, ce moment où l'on croise enfin le chemin de l'oiseau. Car c'est aussi en écoutant « India » de
John Coltrane qu'on prend la mesure de la voix de
Zéno Bianu, de son silence : ce rythme souterrain, souverain, qui remonte à nos sources, du temps où nous avions des ailes, cette oralité, cette légèreté dont trop souvent nos poètes ont perdu le secret – le sacré. Lisez à haute voix l'époustouflant « Orphée derviche », et vous verrez ce que je veux dire, vous sentirez ce que je veux dire dans la scansion, la vibration vivante. Ce n'est pas pour rien, cette injonction à soi cent fois répétée dans le recueil : Écoute ! Adressée au lecteur aussi : qu'il ne se contente pas de lire avec sa tête, mais lise avec ses lèvres, mais lise avec sa langue, avec sa chair, qu'il s'engage vraiment dans le poème, et le poème sera poème ! Ne lise pas : danse le poème. « Relié / à tout ce qui palpite ». Écoute. Et consent.
Maître de haïku qui se serait laissé emporter par l'élan du monde dont, « les poches pleines de braise / il médite » le vif,
Zéno Bianu est un poète rare, de la race des « maîtres-à-danser ». Et comme il met sa vie en jeu dans sa voix, on a parfois du mal à l'entendre – mais toujours plus encore à ne pas l'écouter, à ne pas danser avec lui.
Zéno BIANU,
Satori express. La Castor Astral, 2016.
Profitons de ces quelques mots pour remercier le Castor Astral qui sait sertir la parole poétique dans de beaux livres, participant ainsi au plaisir de la lecture ; et pour signaler la parution d'un volume de
Zéno Bianu dans la collection Poésie/Gallimard : Infiniment proche, et
le désespoir n'existe pas.