Qu’il est étrange qu’un seul monde, en soi insignifiant, puisse prendre une telle importance !
La circulation grondait entre les tours de la Capitale, juste au-delà du dôme de cristal hermétique du palanquin officiel, mais l’habitacle était insonorisé et aucun bruit ne venait incommoder le bureaucrate de l’Économie et de la Circonspection. Son esprit se concentrait sur l’image holographique d’une petite planète qui poursuivait ses lentes révolutions à portée d’un de ses bras duveteux. Des mers bleutées et des îles évoquant une poignée de gemmes apparurent dans son champ de vision, rendues miroitantes par l’éclat réfracté d’une étoile invisible.
Si j’étais une de ces divinités dont parlent les légendes des « jeunes loups »… s’imagina le bureaucrate. Ses rémiges se bandèrent. Il n’aurait eu alors qu’à tendre les serres pour s’emparer de…
Certainement pas ! Cette idée folle lui démontrait qu’il avait consacré un trop grand nombre d’heures à étudier l’ennemi. Les concepts absurdes des Terriens contaminaient son esprit.
Ses deux aides hérissèrent leur duvet pour traduire leur irritation, sans cesser pour autant de lisser les plumes et le torque de couleur vive du bureaucrate qui ne tarderait guère à arriver à destination. Il n’en fit pas cas. Glisseurs particuliers et aérobarges défilaient sur les côtés du palanquin, et les files de véhicules s’écartaient devant le fanal lumineux de l’appareil officiel. Seuls les membres de la famille royale bénéficiaient habituellement d’un tel privilège, mais le bureaucrate dont le lourd bec s’abaissait vers l’holo-image ne voyait rien de ce qui se passait à l’extérieur.
Garth, de nouveau victime.
Sur le pourtour des mers bleutées peu profondes, les contours des continents bruns étaient estompés par des nuages tourbillonnants à la blancheur trompeuse. Ils paraissaient aussi doux que le plumage d’un Gubru. Le long d’un archipel et à l’extrémité d’un cap, sur la côte du plus grand continent, brillaient les lumières de petites agglomérations. Partout ailleurs, ce monde paraissait encore vierge, et seuls les éclairs de quelques orages troublaient son repos.
Des rangées de symboles codés révélaient cependant une autre réalité. Garth était un monde appauvri, un enjeu sans valeur. N’était-ce pas pour cette unique raison que les jeunes loups humains et leurs clients avaient obtenu l’autorisation de s’y implanter ? Les Instituts galactiques l’avaient biffé de la liste des planètes colonisables depuis longtemps.
Et à présent, pauvre petit monde, te voici choisi pour servir de théâtre à une guerre.
Dans l’intention de parfaire son entraînement, le bureaucrate de l’Économie et de la Circonspection pensait en anglique, cette langue bestiale dont l’usage était réservé aux créatures de la Terre. Si la plupart des Gubrus assimilaient l’étude de tout ce qui se rapportait aux races étrangères à un passe-temps malsain, l’intérêt du bureaucrate pour ce langage semblait sur le point de porter ses fruits.
Finalement. Aujourd’hui.
Le palanquin s’était glissé entre les grandes tours de la Capitale, et un édifice démesuré de pierre opalescente se dressait devant lui. L’Arène du Conclave, siège du gouvernement de la race et du clan des Gubrus.
Des frissons d’impatience et de nervosité parcoururent sa crête et redescendirent jusqu’aux vestiges atrophiés de ses pennes, provoquant les pépiements de protestation de deux Kwackoos. Comment pourraient-ils achever de lisser ses belles plumes blanches ou de polir son long bec crochu s’il ne restait pas un seul instant immobile ?
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