Abordons la comptine arithmétique de
Lewis Caroll. 8 Fits, 8 “Crises” traverse-t-on pour apercevoir le Snark. Mais qu'est-ce que le Snark ? Carroll crée des personnages comme il crée des mots, des mots-valises qu'il utilise pour nous faire voyager à bord de son bateau. Des mots qui en apparence n'ont aucun sens comme dans le poème du Jabberwocky : ““Words whose utter inanity proved his insanity” (p.84) Mais Carroll est loin d'être fou lui qui se joue des mots comme d'autres se jouent des chiffres pour créer ou décrypter des algorithmes. Il propose une poésie structurée, suivant un schéma bien défini. Tentons de trouver une solution à la devinette du logicien qu'il est même si la langue qu'il emploie n'est pas nécessairement celle qu'on entend. En effet, on ne parle peut-être pas la même langue :
I said it in Hebrew - I said it in Dutch -
I said it in German and Greek :
But I wholly forgot (and it vexes me much)
That English is what you speak !”
Lire
la Chasse au Snark m'a rappelé mes cours d'Anglais, de Linguistique et de Mathématiques.
Lewis Carroll se rappelle aussi je crois de son enfance ou de ses heures passées à l'école en tant qu'enseignant lorsqu'il écrit Fit the Fifth : The Beaver's lesson, la leçon du Castor, introduite avec le chant du JubJub, avec toute la malice de Carroll :
“Then a scream, shrill and high, rent the shuddering sky
And they knew that some danger was near :
The Beaver turned pale to the tip of its tail,
And even the Butcher felt queer.
He thought of his childhood, left far far behind -
That blissful and innocent state -
The sound so exactly recalled to his mind
A pencil that squeaks on a slate !”
[Un cri qui sur l'ardoise grince]
“‘Tis the song of the Jubjub”
Ainsi donc, le Chant du Jubjub n'est autre que le cri qu'on entend lorsque grince un tableau noir ! Il s'ensuit la leçon d'arithmétique du Boucher qui demande au Castor de compter jusqu'à trois mais le Castor perd le fil même lorsqu'il essaie de compter avec ses doigts. “Il n'avait plus qu'à torturer sa pauvre cervelle pour reconstituer le total”. La leçon d'arithmétique est posée comme un devinette, bref, un véritable casse-tête ! Pauvre Castor ! le Boucher demande alors du papier et de l'encre et se fait à la fois professeur de mathématiques et écrivain, comme
Lewis Carroll en somme. Il part de 3 et revient à 3 tout en usant d'additions, de soustractions, de multiplications, de divisions. La fin de son exercice est le point de départ : trois et c'est le même processus d'écriture qu'emploie
Lewis Carroll dans
la Chasse au Snark puisqu'il nous apprend dans la préface que le dernier vers de
la Chasse au Snark est justement le premier vers de son invention. Pourquoi 3 dans la leçon ? Je cite ici un article d'Alice Develey lu dans
Le Figaro :
“On peut [faire] une lecture linguistique du Snark, dont le récit confirme et met en acte ce que dit l'Homme à la cloche au début du récit, lorsqu'il lance: «Ce que je vous dis trois fois est vrai.» Tout le poème tourne autour de cela. Il suffit de dire une chose trois fois pour qu'elle devienne réalité: c'est l'action performative du langage, qui créé le réel alors qu'il s'énonce linéairement dans le temps. le Snark est ainsi un poème réflexif et métalittéraire qui traite de la capacité créatrice de la langue.” Si on part du principe que la leçon d'arithmétique est un miroir du processus d'écriture, et que dans la leçon le 3 se reflète puisqu'il est la fin et l'aboutissement, on ne peut que remarquer que le chiffre 3 se trace de haut en bas comme dans un miroir. Pourquoi 8 fits, 8 crises ? de même, le chiffre 8 se reflète de haut en bas. Pourquoi la lettre B caractérise-t-elle tous les membres de l'équipage ? de même parce qu'elle se trace en miroir de haut en bas, ainsi la surface reflète ce qui est de l'ordre du souterrain. Anecdote : Il paraît que
Lewis Carroll signait parfois ses textes BB. Plus loin, l'écrivain se représente d'une drôle de manière puisque le Boucher écrit avec une plume dans chaque main comme s'il écrivait deux choses à la fois ( n'est-ce pas le principe du mot-valise d'écrire deux choses en une ?)
“As he wrote with a pen in each hand,
And explained all the while in a popular style
Which the Beaver could well understand”
Ainsi il s'adresse au Castor comme à un enfant, et il écrit, même s'il écrit de manière incompréhensible, d'une manière à se faire comprendre de lui. le Boucher ou
Le Professeur passe de la leçon d'arithmétique à une leçon d'Histoire naturelle, oubliant toutes les convenances. Il décrit alors le Jubjub dans un portrait aussi pourvu de nonsense que tout autre portrait de Carroll. le Jubjub est tout aussi merveilleux “wonderful “ qu'horrifiant, monstrueux mais il est surtout drôle qu'on le fasse bouillir dans la sciure , qu'on le sale dans la colle, qu'on le concentre avec du ruban et des sauterelles, avec une recette de cuisine assez similaire à celle du Snark mais “sans jamais oublier c'est le but principal de préserver la symétrie de sa forme”. Cependant, la symétrie ne s'accomplit que dans l'asymétrie chez Carroll bien qu'Horace dans l'Art Poétique ou Epitre aux Pisons écrive :
“Qu'un peintre aille, un beau jour, poser tant bien que mal
La tête d'un humain sur le cou d'un cheval;
A des membres divers, monstrueux assemblage,
Que son caprice ajoute un bizarre plumage;
Qu'il termine en poisson le buste noble et beau
D'une femme: en voyant cet étrange tableau,
Chers Pisons, vous rirez, n'est-ce pas — Tel me semble
Un livre, amas confus d'objets mêlés ensemble
Sans principe ni fin, partant sans unité,
Rêves creux d'un cerveau par la fièvre agité.
Le peintre et le poète ont l'heureux privilège
De tout oser; ce droit qui toujours les protège,
Je l'accorde, bien plus, j'en réclame ma part,
Mais qu'il reste interdit par la nature et l'art
D'unir dans la même oeuvre, accouplant les contraires,
Aux tigres les brebis, aux oiseaux les vipères.
Un début est pompeux et nous promet beaucoup:
Pour éblouir les yeux soudain l'auteur y coud
Quelques lambeaux de pourpre... Une forêt sacrée,
Un autel de Diane, ou bien l'onde nacrée
D'un ruisseau qui gaîment parcourt des prés fleuris,
Ou le Rhin mugissant, ou l'écharpe d'Iris:
Magnifiques morceaux, s'ils étaient à leur place!
Tu sais peindre un cyprès: que veux-tu qu'il en fasse,
Ce pauvre naufragé, s'il te paie un tableau
Qui le montre, au milieu des débris d'un vaisseau,
Se sauvant à la nage? — Un tour de roue encore
Pour façonner l'objet... Quoi! j'attends une amphore.
Tu m'offres une tasse! — Un sujet bien traité
Doit apparaître à tous simple en son unité.”
Mais Carroll a un principe et une fin : son vers final ! “For a Snark was a Boojum, you see”. le Snark c'est une affaire absurde ou disons plutôt du nonsense pur, parce qu'il est monstrueux, à la foi snail, escargot, snake, serpent, shark, requin mais cet assemblage chaotique, informe en apparence, de trois animaux réel, le crée, le rend réel et en même temps irréel. Et il s'avère à la fois terrifiant, surprenant, parce qu'on sursaute en le voyant, et il est en même temps et surtout amusant, parce qu'enfantin : “It's a Snark [...] It's a Boo…”
Ainsi Carroll réserve-t-il son vers final, qui est dans son esprit le vers initial car son inspiration première, il réserve donc la surprise, pour la fin, bien qu'il annonce ce principe dès la préface. Ainsi fait-il du Snark quelque chose d'uni(que).