°°° Rentrée littéraire 2023 # 36 °°°
Les premières pages amènent le lecteur au 6 ter rue de Paradis à Paris, devant une façade d'immeuble bourgeois tout ce qu'il y a de plus «normal ». Mais si on la regarde attentivement, par un surprenant effet d'anamorphose …
« … les arabesques des garde-corps, les volutes des chapiteaux ne se transforment-elles pas ici en tentacules vénéneux, là, en griffes crochues ? Les feuilles d'acanthe ne sont-elles pas plutôt des ronces épineuses dont les tiges enlacées forment, par un subtil jeu de symétrie, un masque inquiétant ? Les visages des mascarons, si nobles dans leur perfection antique, n'ont-ils pas des flammes à la place des yeux, des oreilles hérissées de pointes, des langues fourchues, des canines menaçantes ? Dans les méandres végétaux moulés dans la fonte du vantail, ne voit-on pas surgir en
silence tout un bestiaire fantastique ; et, entre les crocs et les serres de ces créatures infernales, des scènes de sévices que seul le dark web aujourd'hui s'autoriserait à reproduire ? »
Nous voilà prévenus, d'autant que le narrateur ( anonyme ) est immédiatement conduit par un commissaire à la retraite dans un des appartements où le cadavre d'un américain a été retrouvé, baignant dans son sang, ligoté nu tête en bas, bras en croix, entrailles béantes. Un cold case laissant de nombreuses questions sans réponse ( suicide, meurtre, oeuvre du diable ? ). le vieux flic confie au narrateur le journal intime du mort.
L'Abîme est un roman furieusement érudit qui convoque une multitude de références cinématographiques et littéraires. C'est évident que je suis passée à côté de beaucoup, mais certaines sont flagrantes. Cela démarre comme un film horrifique de found footage ( les archives retrouvées permettant de remonter le temps et comprendre ce qui est arrivé au mort ) avant de basculer dans
le Horla de
Maupassant à mesure qu'on découvre comment l'Américain trucidé s'est enfoncé dans
l'abîme et la folie. Il semble s'autodévorer tête baissée malgré des signes prémonitoires annonciateurs de la catastrophe à venir ( un chat au comportement énigmatique, la présence d'un voisin inquiétant voisin )
Nicolas Chemla excelle à manier les références ( le Locataire de
Polanski,
Lovecraft,
Poe ) pour créer une oeuvre originale qui hypnotise le lecteur par la puissance tranchante d'une écriture qui ne craint pas de déployer des très longues phrases ( mais parfaitement lisibles ). L'utilisation du décor comme générateur d'oppression est impeccable, tout comme l'évolution du regard porté sur le personnage principal. Au départ, je l'ai imaginé vieux tellement il semblait en décalage avec le monde moderne, aigri, misanthrope.
« J'ose à peine sortir de chez moi. Dès que je mets le pied dehors, dans
la rue, j'ai l'impression d'avancer tout au bord d'un tourbillon où le monde s'effondre, partout autour de moi je ne vois que bassesse et laideur et destruction, des hommes et des femmes, déjà morts ou presque, des cadavres décharnés, téléguidés, des charognes en état de lente décomposition, maintenues en mouvement et dans l'illusion du libre arbitre par des stimuli électroniques générés par des machines inaccessibles, et tous participent activement, dans la colère ou la joie, consciemment ou non, à la ruine à venir, les uns par nihilisme, les autres par excès de confiance, et tous ne font qu'accélérer la chute. »
Sans corps aussi. Et puis au fil du récit, on voit se dessiner un homme bien bâti, la quarantaine, homosexuel à la vie sexuelle très remplie. Et c'est là que l'auteur ose. Ose déranger. Ose se délecter de la transgression. Et avec une liberté totale aux antipodes des sensitive readers, plonge le lecteur dans un univers terrifiant, malsain de porno gay trash, de sexe extrême, de rites occultes luciféristes. La descente mystico-charnelle de l'Américain s'inscrit très nettement dans la littérature décadente du XIXème siècle. Ou comment Huysmans aurait écrit son Là-bas en 2023.
Est-ce que j'ai aimé ce roman ? Oui pour la qualité de l'écriture et la maestria de la conduite narrative sans frein qui crée de l'original à partir d'un kaléidoscope de références. Est-ce que j'ai pris du plaisir ? Non car j'ai beau aimé être dérangée dans mon confort de lectrice, les cinquante dernières pages sont vraiment très éprouvantes par les images qu'elles laissent imprimer dans la rétine, avec le dégoût au fond de la bouche. J'ai tendance à préférer la suggestion d'un
Maupassant pour raconter un voyage fatal vers les abimes, quelles qu'elles soient.