Jusqu'à présent, la seule femme gangster américaine dont j'avais entendu parler était Ma Barker qui fit régner la terreur dans le Middle West avec ses fils. Mais à la même époque, une autre femme de tête, une Martiniquaise dénommée Stéphanie St. Clair dirigeait un gang spécialisé dans la loterie clandestine à Harlem. Je croyais que ce personnage vu dans le film Les Seigneurs de Harlem dans lequel Dutch Schultz, Lucky Luciano et Bumpy Johnson se faisaient la guerre était fictif. Il n'en est rien.
Dans
Madame St-Clair, Reine de Harlem,
Raphaël Confiant retrace la vie extraordinaire de "Queenie" , arrivée sans un sou sur le sol américain en 1912. Initiée au crime via le gang irlandais des 40 voleurs, cette femme intelligente, farouchement indépendante et futée mena rapidement sa barque, mais se vit finalement obligée de verser sa dime à la mafia italienne. Femme, Française, noire, catholique, jeune, seule à Harlem, elle fut toujours animée d'une détermination farouche, bien décidée à échapper à la misère et à la tutelle masculine: «Simplement, une femme dans la mafia, c'était comme qui dirait un chien dans une yole, selon l'expression créole qu'affectionnait ma mère. Un éléphant dans un magasin de porcelaine, disait ce bon français que je ne connaissais que par les livres. Servir de petite main, ça oui, les gangsters noirs ou blancs l'acceptaient volontiers. Messagère, accoucheuse de secrets sur l'oreiller, livreuse de gamelles de nourritures des heures indues de la nuit à ces messieurs qui tenaient conférence ou, moins insignifiant, espionne, voilà l'essentiel des tâches qui étaient réservées à la gent féminine. Quant à moi, je récusais tout net cette condition subalterne qui nous était imposée. »
Stéphanie St-Clair fera de sa singularité une force. Elle traversa deux guerres mondiales, la Prohibition, la crise de 1929, connut les règlements de compte, les violences raciales, les mouvements pour les droits civiques, et termina paisiblement ses jours dans la Grosse Pomme.
Nous traversons le siècle à travers ses souvenirs. Queenie est une femme résolument moderne, emblématique de ces Roaring Twenties , une "Flapper », admiratrice de
Louise Brooks. Confiant dépeint avec maestria cette Amérique marquée par des changements économiques et culturels majeurs qui se heurtera de plein fouet à une autre Amérique, celle de la peur, de la Prohibition, du Jeudi noir. Dans cette biographie romancée, les gangsters qui ont marqué la culture populaire ( Dutch Schultz, Ellsworth Johnson, Meyer Lansky, Luciano…) côtoient les différentes figures de l'intelligentsia afro-américaine (Countee Cullen,
W.E.B. du Bois,
Marcus Garvey, Sufi Abdul Hamid…). le thème de l'Identité, de l'Altérité, serpente au fil des pages. Stéphanie St-Clair est une fille de la Caraïbe au milieu de noirs américains. le contraste entre son île natale à la société stratifiée (pauvres, noirs, blancs, Indiens, bourgeoisie mulâtre, grands blancs, fonctionnaires métropolitains, se croisent sans se côtoyer) et une nation où l'obsession de la race frôle la démence (avec des pages glaçantes sur le K.K.K. et l'Eté rouge de 1919) est saisissant.
On ne pourra pas oublier de sitôt cette Reine de Harlem.