La scène

[L]e curé de Sardaigne nous enjoignit, ma grand-tante et moi, de prier avec lui, debout autour de la table, ce qui me jeta dans la confusion : depuis la communion solennelle je ne m'étais plus jamais exercée et j'avais oublié les gestes et les réponses, je gardais les yeux baissés sur la table et je pouvais voir la mère de la Rina et de son frère sortir à intervalles réguliers sa langue qui, épaisse et raide, me faisait penser à celle d'une tortue, comme si elle avait voulu recevoir l'hostie à moins qu'elle fût affamée et manifestât ainsi son impatience. Mais le curé de Sardaigne s'était lancé dans une homélie où il était question du défunt, de sa foi et de ses qualités extraordinaires, quand les plus grands mérites de mon grand-oncle, Sandro, étaient sa modestie et sa douceur, mais le curé avait de l'Alessandro plein la bouche, il s'adressait à toute une église alors que nous n'étions que trois à l'entendre dont sa mère qui avait perdu la tête, qui sortait sa langue à intervalles réguliers et qui pétait non moins périodiquement, je m'en rendais compte à présent, ayant cru d'abord que j'avais mal entendu, tant il était inimaginable qu'un bruit si considérable pût être émis par un corps si frêle.

Le grand type brun raconte des histoires drôles ou pas, les autres l'écoutent attentivement, même le contremaître. Pierre a le don de la parole, le don de capter l'attention, ce qui veut dire qu'il risque sa parole, qu'il l'expose jusqu'au reniement, on ne peut pas prétendre retenir l'écoute des autres sans jeter sa parole en avant, imprudemment, quitte à la perdre, perdre le fil, parole emballée, trop ardente, langue qui fourche, trous, mauvaise chute.