L'oeuvre de
Charles Dickens est largement sous-estimée et mal connue en France. Seuls deux ou trois de ses ouvrages bénéficient d'une large diffusion : l'inévitable
Oliver Twist,
de Grandes Espérances,
David Copperfield et ses Chants de Noël. Quelques férus pourraient encore vous citer deux ou trois titres supplémentaires mais l'immense majorité des lecteurs francophones ignorent tout de ce qui est pourtant l'essentiel de l'oeuvre monumentale de Dickens, le second auteur britannique le plus lu et le plus connu après
Shakespeare.
Et c'est bien dommage à la vérité car
Charles Dickens est un p'tit gars qui gagne à être connu. On lui affuble à tort une étiquette d'auteur jeunesse, un peu comme pour
Alexandre Dumas, qui lui grignote un peu la crédibilité de la part des adultes. Il souffre sans doute aussi de ce qui est pourtant un immense avantage : l'épaisseur de ses livres. C'est vrai, vous vous en tirez rarement pour moins de 500 pages et les 1000 pages sont monnaie courante.
Barnabé Rudge n'échappe évidemment pas à la malédiction ; certes, il ne peut se targuer que de 770 pages en pléiade, ce qui fait pâle figure par rapport à
La Petite Dorrit ou Dombey & Fils, mais tout de même, c'est un beau morceau. Et quand on a eu la curiosité de mettre le nez dedans, on ne regrette plus du tout que l'ouvrage ait quelques propensions au gigantisme, bien au contraire.
Ici, avec
Barnabé Rudge,
Charles Dickens aborde un point de l'histoire d'Angleterre qui m'était totalement inconnu : les émeutes anti-catholiques de 1780. Replaçons-nous dans le contexte ; les années 1770 sont marquées pour la couronne anglaise par la fameuse bataille pour l'indépendance des États-Unis. Les très catholiques armées de notre brave
Louis XVI sont dépêchées sur place pour prêter main forte aux Américains.
Et, dans le Royaume, uni depuis 1707, seuls l'Angleterre et le Pays de Galles sont franchement protestants. L'Irlande surtout et l'Écosse dans une moindre mesure sont plutôt catholiques. Ce qui pose quelques petits problèmes de recrutement militaire car la loi est fortement répressive vis-à-vis des catholiques et leur interdit notamment l'enrôlement dans les armées du bon roi George III.
Si bien que face au besoin de chair à canon, le parlement britannique vota en 1778 une loi qui assouplissait les contraintes vis-à-vis des catholiques dans tout le royaume. Cependant, cette " montée en puissance " des catholiques n'est pas vue par tous d'un très bon oeil, notamment de la part des intégristes religieux protestants. (Tiens, tiens, Dickens serait-il furieusement d'actualité, finalement ?)
Le très protestant et très puritain lord qui mena la contestation fut Sir George Gordon et c'est pour cette raison que les émeutes en question sont baptisées outre-Manche les Gordon Riots.
Pour inscrire son roman historique dans cette période troublée, Dickens prend le parti d'écrire une longue introduction qui se situe en 1775 et qui couvre environ le tiers de l'ouvrage, soit, une grande partie de ce tome 1. Ceci lui permet de peaufiner le côté fiction de son roman et d'y adjoindre une bonne intrigue.
Il développe la psychologie d'une dizaine de personnages ainsi qu'une histoire familiale trouble, elle aussi. Je vais essayer de faire simple et de vous débroussailler en trois phrases et demie ce qui couvre trois centaines de pages et demie.
Un aubergiste obtus, John Willet, musèle tellement son fils Joseph (Joe) que celui-ci souhaite à tout prix s'extraire de la gangue familiale. Joe en pince beaucoup pour la jolie fille d'un serrurier honnête et bonne pâte, Gabriel Varden. le brave serrurier Varden a fort à faire au foyer avec sa femme qui est un vrai dragon, sa domestique Miggs, pire encore et son apprenti Simon Tappertit un jeune abruti bouffi d'orgueil, qui lui aussi en pince pour la fille de son patron et qui, donc, voue une haine farouche à Joe Willet.
L'auberge de Willet appartient à un notable local, Haredale, catholique de son état, dont le frère a été assassiné une vingtaine d'années plus tôt avec son homme de main, Rudge. Ceci a laissé la nièce d'Haredale orpheline et c'est donc lui qui en est devenu le tuteur. de même, la femme de Rudge est demeurée veuve et a mis au monde peu après la mort de son mari un petit garçon :
Barnabé Rudge. Malheureusement,
Barnabé Rudge souffre d'un handicap mental ce qui désespère son infortunée de mère.
La fille du serrurier Varden et la nièce d'Haredale sont les meilleures amies du monde et la première sert de messagère à la seconde qui vit plus ou moins recluse avec son oncle. C'est utile, notamment pour transmettre les courriers d'amour du jeune Edward Chester, follement amoureux de l'orpheline.
Edward Chester est le fils d'un noble aux manières très mondaines, John Chester, vieille connaissance d'Haredale. Les deux hommes se détestent. Haredale est aussi droit et bourru que le vieux Chester est retors et caressant. Les deux sont néanmoins d'accord pour empêcher le jeune couple de poursuivre cet amour mais pour des motivations différentes.
Haredale ne veut à aucun prix que sa nièce se rapproche d'un fourbe comme le père Chester, et ce dernier, complètement ruiné, souhaite que son fils épouse une riche héritière plutôt que la nièce d'Haredale afin de lui fournir les moyens de continuer à vivre la vie de dépenses et d'apparat qu'il mène.
Le canevas serait presque complet si je n'avais omis de vous parler de l'homme de main de l'auberge, Hugues, un enfant trouvé abandonné, à demi sauvage, dont le vieux Willet a fait en quelque sorte son esclave et qu'il tient grâce à l'alcool. le seul problème, c'est que le brave Hugues jouit d'une force herculéenne, déteste son patron, connaît les environs mieux que personne, aimerait bien poser la main et même un peu plus sur l'une ou l'autre des petites demoiselles qui gravitent autour du domaine d'Haredale et s'est fait soudoyer par le vieux Chester qui s'en sert d'informateur particulier.
C'est donc dans ce terreau explosif que vont prendre lieu les manifestations anti-catholiques cinq ans plus tard, en 1780. Pour information encore, seule la famille Haredale est catholique parmi ces personnages. Tout le reste est la magie de Dickens, un fantastique conteur. J'espère vous avoir juste mis l'eau à la bouche pour vous encourager, pourquoi pas ?, à lire
Barnabé Rudge.
Vous noterez au passage que le personnage qui donne son nom au roman a un rôle pour le moins discret jusqu'à présent, mais je m'en voudrais de vous en dévoiler plus. Lisez, prenez plaisir, notamment quand au ton, à l'humanisme et à l'humour qui transparaissent sous sa plume et souvenez-vous, ceci n'est qu'un tout petit avis face au grand, grand, grand
Charles Dickens, c'est-à-dire pas grand-chose.