Louise Erdrich est une des voix les plus emblématiques de la littérature amérindienne contemporaine, primée de nombreuses fois au cours de sa carrière littéraire, et pourtant, je n'ai découvert ses romans que tout récemment.
Ce qui frappe dans son oeuvre, c'est toute la force, l'engagement et la singularité de son écriture tournée vers les questions amérindiennes relatives à la justice, la discrimination, la spoliation de leurs terres, le racisme ambiant, l'alcoolisme, la violence qui devient ordinaire.
Lorsque je lis
Louise Erdrich, j'ai à chaque fois cette impression étrange que ses personnages ne sont pas fictifs, que l'autrice pense à des individus bien réels tellement leurs personnalités sont magnifiquement développées, tellement leurs descriptions paraissent justes. Ils prennent vie sous ses doigts de fée et sa plume se transforme très vite en outils de modelage, de sculpture, de gravure, devenant tout à tour grattoir, burin, ciseau, couteau, pour dessiner, modeler, sculpter, ciseler, fouiller, creuser, excaver, exciser, …
*
«
Love Medicine », le premier roman de
Louise Erdrich, a remporté le National Book Critics Circle Award. Publié en 1984, il se déroule dans la réserve des Chippewas du Dakota du Nord et ses environs, comme tous les romans que j'ai déjà lus.
L'autrice nous plonge dans une atmosphère sombre et triste. Malgré quelques petits éclats de lumière et de subtils entrelacs où perce une douce magie dans le dernier tiers du roman, une impression de tristesse perdure tout du long.
*
C'est par une journée de deuil que s'ouvre ce roman. Nous sommes en 1981.
Albertine Johnson rentre chez elle pour assister aux funérailles de sa tante June Morrissey. Toute la famille est présente et on entre de plein fouet dans un monde à la fois soudé et tiraillé par de profondes dissensions.
« Ça m'a brusquement frappé de voir à quel point le chagrin était solide et fiable, et la mort. Jusqu'à la fin des temps, la mort serait notre rocher. »
Les obsèques rassemblant du monde, les personnages sont rapidement nombreux, mais l'autrice ne nous perd jamais grâce à une magnifique caractérisation de chacun.
Très vite, on comprend que ce qui les lie ou les relie : ce sont les drames et les violences sous toutes leurs formes. Violences physiques, psychologiques, émotionnelles, sexuelles, socio-économiques, elles sont le fil conducteur qui les enchaîne, les unit, les contraint, les divise, les oppose, et au final, les gangrène.
Avec une aisance incroyable,
Louise Erdrich assemble des morceaux de vie, elle nous parle de la vie avec ses joies et ses peines, ses espoirs et ses déceptions, ses moments de calme et de tourments, ses épreuves et ses drames.
La magie, les traditions et les croyances amérindiennes, les esprits et le windigo, s'invitent avec finesse dans son récit qui explore les thèmes de la famille, de l'identité, de l'amour, de la spiritualité et de leur héritage culturel, des problèmes liés à leur assimilation forcée, à la politique d'attribution des terres, à leur expropriation, ...
*
J'ai particulièrement aimé l'approche de
Louise Erdrich qui, brin par brin, resserre les liens entre les personnages.
Pour moi,
Louise Erdrich est une fabuleuse tricoteuse d'histoires.
Comme tous ses romans lus précédemment, l'autrice croise, entrelace les destins de quelques familles sur plusieurs générations, créant une immense toile généalogique d'une grande densité.
Si «
Love Medicine » débute en 1981 sur le récit de la petite-fille, les chapitres suivants nous propulsent dans le passé, au temps des grands-parents et arrière-grands-parents pour explorer les origines des conflits, des ressentiments entre les familles Kashpaws, Lamartines, Nanapush et Morrissey.
La mort de June est dès lors le drame à partir duquel l'autrice va tisser les destins croisés de ces familles. J'ai trouvé très intéressant de comprendre, comment les attachements, les sentiments, les passions, les rancoeurs et les haines s'étaient formés pour se cristalliser et éclater au moment du décès de June.
L'autrice fait des bonds temporels à chaque nouveau chapitre mais surtout, elle a décidé de multiplier les narrateurs. Ce choix est intéressant car il permet de croiser les regards et d'affiner la perception que l'on a de tous les personnages.
Mais pour ma part, j'apprécie lorsqu'un personnage se particularise et se démarque de l'ensemble des personnages. Ici, la multiplicité des protagonistes, tour à tour narrateurs ou personnages secondaires, ne m'a pas permis de m'attacher à l'un d'entre eux.
*
Ce roman est étonnant, je trouve.
Le style de
Louise Erdrich est comme je les aime, à la fois doux et poétique, âpre et brute, brusque et tranchant, cassant et écorché. Malgré l'absence d'une intrigue clairement définie, malgré la multitude des narrateurs et l'absence de personnage principal,
Louise Erdrich dessine néanmoins de superbes portraits qu'elle croque sur le vif. Elle leur donne à chacun un timbre de voix clair, unique et captivant.
Parmi tous les personnages, ma préférence va sans aucun doute pour les personnages féminins, la grand-mère, June et Lulu notamment.
J'aime la manière dont l'autrice nous les présente : charmeuses, envoûtantes, parfois sorcières.
Impassibles et belles dans leurs souffrances muettes.
Avisées, calmes, verbeuses ou colériques, l'âme vengeresse.
« Ses vêtements étaient pleins d'épingles de nourrice et de déchirures cachées. »
Par contre, les personnages masculins m'ont beaucoup moins séduites : volages, alcooliques, violents, ils sont bien souvent centrés sur leur petite personne et sont peu attachants.
*
Et le lecteur dans tout ça ?
L'utilisation de la première personne du singulier renforce la sensation que chaque narrateur s'adresse directement à nous. L'écriture visuelle, expressive, franche, acérée, mettant en avant les sentiments et les émotions, nous balaie comme une lame de fond et nous emporte au coeur de ces récits où l'on aime et l'on rit, où l'on pleure silencieusement, où l'on se détruit et l'on crève à petit feu de douleur, de jalousie, de haine, de solitude, de misère, de rage.
A travers leurs pensées intimes, ils ne peuvent cacher aux lecteurs leurs désirs et leurs désillusions, leur peur et leur honte, leur tristesse et leur colère. J'ai donc ressenti combien ils étaient marqués, perdus, égarés dans le flot de la vie qui les emportait, ne leur faisant aucun cadeau.
J'ai donc souffert avec eux, éprouvant leurs peines, leurs blessures, leurs rancunes, leurs chagrins, leurs souffrances, leur volonté d'abandonner ou au contraire, leurs refus d'abdiquer.
« Personne n'a jamais compris mes manières sauvages et secrètes. Les gens disaient que Lulu Lamartine était comme un chat, qu'elle n'aimait personne et ne ronronnait que pour obtenir ce qu'elle voulait. Mais ce n'est pas vrai. J'étais amoureuse du monde entier et de tout ce qui vivait entre ses bras mouillés de pluie. Parfois je regardais dans ma cour et les feuilles vertes luisaient. Je voyais la pellicule huileuse sur l'aile d'un quiscale. J'entendais le vent filer à toute vitesse, rouler, comme le son lointain des cascades. Alors j'ouvrais grand la bouche, grand les oreilles, mon coeur, et je laissais tout entrer au-dedans. »
*
Pour conclure,
Louise Erdrich retrace avec justesse et authenticité des histoires familiales confrontées au tumulte de l'Histoire. Sans complaisance ni apitoiement, elle dresse un portrait sombre et subtil des Amérindiens qui peinent encore à faire reconnaître leurs droits et cherchent une place dans la société américaine d'aujourd'hui.
J'aime
Louise Erdrich pour son écriture riche teintée d'un réalisme magique et poétique, pour son choix osé d'entrecroiser les différents points de vue de chacun révélant la profondeur psychologique des protagonistes, pour la beauté des personnages qui semblent habités, pour sa sensibilité et les émotions que j'ai ressenties.
Malgré toutes les qualités indéniables de ce roman, j'ai été néanmoins désorientée par une intrigue peu marquée et plutôt lente. J'ai eu également du mal à m'attacher aux personnages du fait de leur grand nombre et de la présence de plusieurs narrateurs.
Ce n'est bien sûr qu'un avis très personnel et je vous engage à vous faire votre propre avis, d'autant que beaucoup de lecteurs n'en ont pas été gênés et que ce livre reste un bon roman.
Une belle voix à découvrir si vous ne connaissez pas encore
Louise Erdrich.