« Sur les causes et les motifs qui menèrent à la fin, on aurait pu écrire des chapitre entiers dans les livres d'histoire.
Mais après la fin aucun livre ne fut plus écrit ».
Dans un paysage désolé et stérile, un père et ses deux fils survivent, sur une cabane lacustre, dans un univers post-apocalyptique où rien ne pousse, où l'on récupère les os humains, où l'on mange les chiens. Nulle tendresse du père envers ses deux fils, qui apparaissent dès les premières pages comme des êtres primitifs, l'un tondu, l'autre hirsute, qui n'échangent que quelques paroles utiles dans un langage pauvre. Pourtant ce langage à la syntaxe malmenée devient au fil des pages poétique. Seul le père possède le langage : il écrit dans un carnet, tandis que ses deux fils l'espionnent, sceptiques et hébétés. Dans cette oeuvre sombre où l'amour a disparu, où l'humanité a disparu, c'est finalement le livre qui deviendra le centre de la quête des deux fils.
Le dessin de
Gipi, crayonné noir sur blanc, sobre, a quelque chose d'urgent, de rapidement esquissé, de faussement naïf, qui sert parfaitement ce récit au bout de l'enfer.
Cernés par le lac, les deux fils ont interdiction de s'aventurer au-delà, et de toucher aux cadavres rejetés par le lac. Ils sont seuls, avec le voisin Anguillo et la sorcière. Plus loin vivent deux jumeaux « Grossetête » dont ils ne savent rien sinon qu'il ne faut pas s'en approcher.
Mais un jour, leur père ne rentre pas du lac. Une fois leur père disparu, son cahier, objet de fascination et de rejet, devient la quête du cadet : qu'est-il écrit dedans ? Et bien entendu, en sous-texte, est-ce que mon père m'aimait ? Tout au long de leur voyage initiatique, les fils découvrent et pratiquent aussi, au début, la barbarie du monde qui les entoure. Dans cet univers hostile, on songe au roman de Cormac Mac Carthy, The Road, qui se joue entre un père et son garçon et où l'univers extérieur à la relation apparaît, simplement suggéré, comme le décor totalement effrayant d'une humanité réduite à ses instincts les plus barbares, telles les communautés d'hommes rencontrées par Rick dans le comics Walking Dead.
Une figure féminine émerge cependant de ce cauchemar : la sorcière. Amie, amante, mère, guérisseuse, le voile n'est pas vraiment levé sur son identité, mais c'est le seul personnage apportant chaleur ou réconfort dans ce monde vicié et empoisonné. Avant de tomber malade, le père va la voir pour y chercher des remèdes, et de l'amour. Ses deux fils iront la trouver pour savoir que faire lorsque leur père ne revient pas du lac, pour savoir si elle sait lire, afin de les aider à percer le mystère des mots écrits dans le cahier. Des mots illisibles pour les fils mais illisibles aussi pour le lecteur : pas moins de dix pages du roman graphique sont noircies par cette écriture fine et délavée par l'eau du lac – ou par les pleurs du père.
Mais cette entrevue est interrompue par Les Fidèles. Horde terrifiante et glaçante, les Fidèles vénèrent le dieu Trokool, arborent des tee-shirts avec des smileys, et attendent les like de l' « uberprêtre ». Êtres primitifs d'une ère post-technologique, ils se révèlent de véritables barbares, pratiquant viols, torture, esclavagisme. Mais la technologie a disparu : il ne reste que les mots, vides de sens, qui désignent alors des pratiques archaïques, et servent une pensée où la raison, la science froide a laissé la place à la superstition, l'absurde, la pensée magique. Vivant dans une usine dont on devine l'atroce production , on s'y sent comme aux dernières portes de l'enfer. Non sans ironie,
Gipi affuble l'un des Fidèles d'un tee-shirt « Hotel California » : la mythique chanson dont, rappelons-le les paroles évoquent un lieu « qui peut être le paradis ou l'enfer », un lieu où « on est tous prisonniers de son plein gré », et qui se termine ainsi :
« And in the master's chambers
They gathered for the feast
They stab it with their steely knives
But they just can't kill the beast
Last thing I remember
I was running for the door
I had to find the passage back
To the place I was before
« Relax, » said the night man
« We are programmed to receive
You can check out any time
But you can never leave »
Cette référence nous invite peut-être à une interprétation de l'oeuvre dense, sobre, puissante de
Gipi. Qu'est-ce que
la Terre des fils, sinon celle que nous voulons laisser à nos enfants ? Mais son récit n'est pas seulement une fable post-apocalyptique écologique. Elle nous rappelle aussi que ce qui compte, c'est l'amour et le livre. Or l'amour est dans le livre-cahier du père, et c'est finalement lui qui unit les deux frères et les sauve de l'enfer ; un enfer qui n'est pas seulement extérieur à nous, même s'il est ici figuré par les Fidèles, mais qui peut aussi être en nous : céder ou non à la déshumanisation et à l'instinct de violence. Comme la chanson le dit « they just can't kill the beast ». La bête est en nous et on ne peut pas la fuir, mais on peut l'apprivoiser.
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