Quel livre attachant que ce récit qualifié de «vrai-faux roman» (p. 13). Pour gagner un pari et battre un record, le lieutenant Dimitri Nicolaievitch Pechkov veut traverser la Sibérie et la Russie depuis le fleuve Amour aux frontières de la Chine, jusque chez le tsar à Saint Pétersbourg, seul sur un petit cheval qui sera le vrai héros du roman. Roman, oui, mais qui relate un exploit historique, et l'auteur mentionne bien ce qu'il ajoute de romanesque à l'épopée réelle. Pourquoi un tel pari ? C'est que dans sa garnison de Blagovestchensk (en français: cité de l'Annonciation), le sotchik (lieutenant, sorte de chef d'escadron) Pechkov assiste à un massacre d'hommes et de chevaux sibériens, une race petite de taille mais adaptée au climat. Les trois meurtriers sont arrêtés, mais un ordre venu d'en haut lieu impose de les libérer, de manière incompréhensible. Ils sont protégés par un prince corrompu, Korsakoff, proche du tsar.
Pechkov apprend alors que les trois criminels, Alexeï, Grigori et Fiodor, travaillent pour un certain Bouvarine, promoteur d'un abattoir et d'un atelier de conserverie en Sibérie, qui veut massivement transformer les chevaux sibériens en animaux de boucherie. Nous avons droit en passant à une démonstration de djighitouka (voltige cosaque) par Pechkov, pour prouver les talents de ces chevaux sibériens destinés à être transformés en saucisses, mais ça ne suffit pas. Comment les sauver quand les meurtriers sont protégés en haut lieu?
Vient alors l'idée folle du pari. En appeler au tsar, prendre un long congé de l'armée, et accomplir seul, sur un de ces chevaux, un parcours de 9.000 kilomètres en plein hiver sibérien, par tous les temps, pour montrer la vaillance de ces chevaux. L'idée est de pulvériser un record, celui d'un cavalier qui rallia l'Ukraine à Paris (2.633 km) en 33 jours à raison de 80 km par jour. Pechkov réalisera cet exploit en 193 jours, en 1889 et 1890, avec son cheval
Serko.
En route, il faut trouver son chemin, se nourrir et s'abriter, autant de récits dans le récit. «Ils marchent ainsi pendant des jours et des jours, luttant contre le froid, la fatigue et la faim». On passe le lac Baïkal, Irkoutsk, Omsk, Tomsk, la Volga, Perm, Nijni-Novgorod, Vladimir, Moscou..., ce qui nous vaut de magnifiques descriptions des contrées rencontrées, taïga, steppes, forêts, lacs et montagnes, d'abord par un froid intense, puis lors du dégel du printemps où l'on patauge dans la boue.
On retrouve des réminiscences de
Tourguéniev (les parcours dans la nature et la complicité avec les animaux), d'
Hergé (l'intelligence de Milou, comme celle de
Serko), et de
Jules Verne dans
Michel Strogoff (luttant en Sibérie contre Orageff) et dans le Tour du Monde en 80 jours où Philéas Fogg se heurte aux obstacles tendus par l'inspecteur Fix en essayant de réussir lui aussi un pari. Comme Philéas Fogg, Pechkov est sans cesse menacé par le trio sans scrupule: Alexeï, Grigori et Fiodor, et lorsque Pechkov est en danger, c'est chaque fois l'intelligence de
Serko qui le sauvera.
L'homme doit se nourrir de ce qu'il trouve, comme du lait de Rennes, et vaincre la maladie, tandis que le cheval doit gratter la neige pour trouver un peu d'herbe.
Tout n'est pas pénible. Comme on a conseillé à l'auteur d'ajouter un peu de sexe, notre héros se verra offrir les faveurs de Loubna (p 64), puis de Semzhid (p. 105) et enfin de Galina (p. 197), trio de femmes fort désinhibées, mais il ne s'attarde pas comme Ulysse en oubliant sa mission. Il repart, laissant là les trois femmes qui espèrent chacune son retour.
Dans le premier tiers du parcours, Pechkov et
Serko doivent surtout affronter une nature sibérienne hivernale grandiose mais difficile, par -40° voire -50°. Dans le second tiers, ils doivent déjouer les multiples pièges de leurs ennemis – qui essaient par exemple d'empoisonner
Serko - mais voilà qu'ils rencontrent un journaliste qui relate leurs exploits. Tous les journaux en parlent, et à partir de Kazan, capitale des Tatars, l'homme et le cheval sont accueillis de ville en ville de manière de plus en plus triomphale. Avant même d'avoir gagné leur pari, ils entrent dans la gloire, accueillis par les autorités civiles, militaires et religieuses. On ne parle plus que de ça partout. Anecdote: l'un des journalistes avait reçu 1500 roubles de son journal, mais tout est parti en vodka (p. 237).
Comme Alexandre III n'est pas à St Pétersbourg mais à Tsarskoïe Selo (textuellement: le bourg du tsar, bien décrit dans le roman), c'est là que le voyage se termine, après plus de six mois de voyage, à raison d'environ 45 km par jour, sans changer de monture et sans interruption.
Le tsar destitue le prince Korsakoff et donne raison à Pechkov, et le décore. Les chevaux sibériens sont sauvés. Mais ce n'est pas encore fini. Bouvarine, furieux, provoque Pechkov en duel. Il est abattu. Dernière épreuve Fiodor met Pechkov en joue, mais au moment où il va tuer,
Serko le déstabilise, et de ses sabots lui fracasse le crane.
Pechkov a publié son récit en 1890 (Saint Pétersbourg, Récit de voyage).
Jean-Louis Gouraud l'a «héroïsé» dans ce livr , et un film en a été tiré en 2006 par Joël Fargues.
Serko finira ses jours dans la maison de retraite des chevaux du tsar et mourra à 37 ans, enterré dans une tombe toujours visible aujourd'hui.
Le roman comporte 250 pages, et le livre est suivi par un récit similaire,
Riboy, du nom d'un autre cheval, sorte de double de
Serko qui aidera son maitre musicien à s'échapper du goulag en déjouant les sentinelles, et à retrouver la liberté à l'issue d'autres aventures qui passionneront les amateurs de chevaux, mais pas rien qu'eux. C'est aussi une peinture du goulag, de l'amitié entre l'homme et l'animal, et des magnifiques paysages sibériens.
Merci à Masse critique et aux 'éditions Arthaud Poche pour ce livre qui ne laissera personne indifférent.