Et mon coeur se remit à battre

Pour construire la pyramide, il n’y avait ni rampes ni poulies… Tony vit des ouvriers mélanger le calcaire des rives à l’eau du Nil atteignant alors Gizeh au moment des crues. Ils ajoutaient du sel et de la chaux à la boue argileuse pour provoquer une réaction chimique et rendre ainsi la pierre reconstituée d’une dureté extrême et capable de résister au temps. Puis ils coulaient le mélange dans des coffrages à même la pyramide, produisant ainsi des blocs parfaitement homogènes. Spectateur incrédule et fasciné, Tony ressentait l’adoration de ces dévoués serviteurs aux pieds nus, qui accomplissaient leurs tâches dans le seul but d’assurer l’immortalité à leur pharaon… Soudain, avec une rapidité fulgurante, d’autres images se superposèrent : Tony vit Napoléon et son armée envahir le plateau de Gizeh, puis l’empereur jeter un regard supérieur sur les pierres, respirer intensément avant de se tourner vers ses troupes exténuées pour les galvaniser. Les scènes continuèrent à s’enchaîner, comme ces amoureux venus illicitement passer leur nuit de noces dans cet endroit mythique… En orientant sa pensée, Tony pouvait avoir accès à tout ce qui s’était passé depuis la construction de la pyramide jusqu’à ce jour. Dans ce lieu de dissolution de l’espace-temps, plus aucun questionnement n’avait de sens.

En quelques jours, il avait pris plusieurs décisions importantes. D’abord quitter Marie, avec laquelle, malgré dix ans de vie commune, il se trouvait dans l’incapacité de construire quoi que ce soit, puis celle – totalement inattendue – de réaliser enfin son tour du monde ! Hors de question de rester là à attendre sagement la mort ! Il allait voyager et enfin accomplir ses rêves ! Lui qui d’habitude avait besoin de temps pour peser le pour et le contre avant de passer à l’action, il ne lui avait fallu que quelques heures pour décider. Avec le recul, il s’étonnait même d’avoir si facilement sauté le pas. Pour tout dire, il ne s’était pas reconnu !

Chaque jour apportait son lot d’offrandes et de célébrations. Il avait fini par ritualiser son temps lui aussi et par épouser le tempo de l’île des Dieux. Le matin, il observait les Balinaises déposer leurs offrandes dans une gracieuse chorégraphie de gestes précis et délicats, puis il allait se baigner, admirant au loin les rizières et le mont Agung, dont la géométrie parfaite lui rappelait les pyramides. Il pensait aussitôt à Yasmine et à leur intimité si spontanée. Leur relation avait été d’une telle évidence, comme s’ils se connaissaient depuis la nuit des temps…

Comme il aurait aimé que Yasmine le rejoigne ! Elle était dans son cœur, et bien plus belle que Grace Kelly. Même à des milliers de kilomètres d’elle, elle occupait son esprit et prenait même au fil des jours de plus en plus de place. Absente, elle était pourtant bien présente, et il pouvait sentir l’odeur de ses cheveux qu’il avait tant aimé respirer. Il pouvait aussi sentir sous ses doigts la douceur de sa peau, la délicate courbure de ses hanches. Il devait bien s’avouer que jamais une femme n’avait exercé sur lui un tel pouvoir magnétique. Dès qu’il l’avait rencontrée, il avait tout aimé en elle. Sa façon de rire aux éclats, sa douceur, sa sensibilité et sa beauté naturelle. à son contact, il se sentait plus vivant. Elle avait su le mettre en confiance et il s’était facilement ouvert à elle, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant.

L’absence de Yasmine, si délicate, lui serra le cœur. Il aurait eu tellement besoin d’elle et de sa bienveillance ce soir. Se laissant bercer par la musique, il repensa à la journée qu’il venait de vivre. Certes, sa colère avait fini par retomber, mais il n’en revenait toujours pas de l’attitude du balian. Comment avait-il pu lui asséner comme ça qu’il ne pouvait pas le guérir ? Mesurait-il l’effet dévastateur que cela avait sur lui ? « Mental trop fort ! » Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Le condamnait-il avant même d’avoir tenté quoi que ce soit ? Tony avait quitté son pays, sa compagne, il était décidé à affronter ses peurs, à approcher d’autres cultures et à se faire aider différemment. Il avait mobilisé tout son courage et sa détermination.