(...) Alain Decaux a donné le signal : "On n'apprend plus l'Histoire à vos enfants!" (Le Figaro Magazine 20 octobre 1979). Courageusement, douloureusement, il a dénoncé le scandale qui le crucifiait dans son âme d'historien. Il a révélé au grand jour la méthode de nos bourreaux.
A coup de marteaux, ils ont brisé la continuité chronologique. Il fallait à tout prix rompre le flux vital qui, de génération en génération, formait la trame de la France. Il importait d'abord de détruire la sensation viscérale que, de Vercingétorix à Giscard d'Estaing, les Français formaient une même famille, que cette cohésion intime dominait les classes sociales, les intérêts particuliers, les différences économiques, philosophiques, politiques, religieuses, et les régimes, Monarchie, Empire, République.
Nos héros, nos génies, nos saints, nos rois, nos seigneurs, nos bourgeois, nos paysans, nos ouvriers, agrandissant pas à pas notre domaine, d'un champ, d'une haie, d'un chemin à un autre, jusqu'aux limites actuelles de montagnes, de fleuves, de mers de notre "pré carré", les irisations, les contrastes de couleurs, de sons, d'odeurs, qui confèrent à nos siècles leur allure française, tous ces trésors, nos tortionnaires les ont enfournés dans la moulinette du Père Ubu, un grand mixer du néant.
Cette immense vie continue, chatoyante, diaprée, charriant le destin de la France, des forêts de la Gaule aux tours de la Défense, ils l'ont réduite en bouillie. Dans ce magma, ils ont piqué de la pointe de la fourchette ce qu'ils appellent pompeusement "les grands courants, les moments primordiaux, les idées essentielles". Ce qui pourrait peut-être concerner quelques intellectuels blanchis sous le harnois, mais qui, pour des potaches de treize ans, pour toi, Jacques, quand tu les as eus, pour moi, si je les avais encore, représente le coup de barbe le plus irrémédiable, la plongée la plus incurable dans le roupillon et, pour employer le vert langage des jeunes, le super em...
Dans ma naïveté des débuts, j'ai cru qu'on faisait le professorat pour poursuivre, en enseignant, une aventure artistique. Il me semblait inadmissible qu'on enseignât le dessin ou la musique sans faire de la peinture ou de la musique. Or, parmi mes camarades d'études du professorat de dessin, deux seulement ont continué à peindre.
Mon enseignement est vécu. Il sera d'autant plus riche que mes élèves se rendront compte que leur professeur ne se borne pas à les endoctriner de haut, mais qu'il vit avec eux la même aventure.
Autrefois, émanant des siècles de culture, fleurissait le système "ne dites pas, mais dites". Une société trônant sur des certitudes édictait un code grammatical. Un manichéisme du langage : les mots corrects, les mots incorrects. La morale se prolongeait dans le langage : le bien et le mal, la lumière et l'ombre.
Le langage tenait lieu de carte d'identité. Plus que la vêture, il révélait votre condition sociale. Et votre culture, votre attitude à l'égard de la société, de ses lois, de sa religion, de son Dieu. Prononcer certains mots équivalait à une condamnation pénale. Au figuré, chaque Français avait un casier grammatical, symétrique de son casier judiciaire. Si l'un était vierge, l'autre aussi.
En classe, le professeur, gardien de la paix du vocabulaire, faisait circuler les mots selon des préceptes stricts. De sa règle, glaive flamboyant, cet archange du bien grammatical barrait au Diable l'accès du paradis des mots. D'un "Vade retro, Satanas!" grommelé dans sa barbe, il repoussait les mots incorrects, les mots vulgaires, les "gros mots", lépreux offusquant le soleil.
Jacques,
Je te rencontre tous les jours dans la rue. Tu te rends sans doute au lycée. Tu aurais pu être mon élève. Si je n'avais pas eu une gorge en papier de soie, je serais toujours professeur. Mais, en méridional transplanté à Paris, je traînais d'angines en grippes. Je n'avais pas la force de parler une heure. Au bout de quarante-cinq minutes, je croyais mâcher des clous.
Nous ne nous sommes jamais adressé la parole. Ton regard ne croise pas le mien : pendant la guerre, sur ce même trottoir, nous ne croisions jamais celui de l'occupant. Mais, en réalité, dès que je t'aperçois, je commence à te parler. Je continue pendant ma promenade. A personne je n'ai autant de choses à dire.
Je t'écris parce que j'étouffe. Parce que tu es toi, et tous les autres. Né plus tôt, tu serais peut-être moi.
Nos maîtres ne parlent même pas de "terrible cauchemar", mais de "train de vie", de croissance faible, de réduction du temps de travail, d'amélioration de sa qualité, de retraite anticipée. Ils n'osent pas nous dire que, d'une minute à l'autre, du haut de nos coussins, radiateurs, baignoires, savonnettes au jasmin, monceaux de victuailles de notre société de consommation, nous pouvons être précipités dans l'âge des cavernes.
Du bout des lèvres ils nous demandent de la raison, du courage. Sur un ton de condoléances, ils louent notre sens de l'effort.
Soudain, les plus conscients de nous pêchent quelques bribes de lucidité dans la motte de beurre qui leur tient lieu de cerveau... Autrefois, derrière nos responsables, il y avait quelque chose, quelqu'un, au nom de qui, de quoi, ils parlaient. Dont ils étaient l'émanation, le reflet, les serviteurs. En latin minister (ministre) signifie "serviteur". Le pape se dit parfois "le serviteur des serviteurs de Dieu".
Quelles valeurs pour demain
Bernard PIVOT reçoit
Paul GUTH pour "Ce que je crois du naïf",
Jean Edern HALLIER pour "
Bréviaire pour une jeunesse déracinée", SAPHO, chanteuse
rock pour son premier livre "Douce
violence", enfin
Daniel COHN BENDIT pour l'ouvrage d'
Ingolf DIENER et Eckard SUPP "Ils vivent autrement".A noter, une tension entre COHN BENDIT et GUTH et des échanges houleux entre SAPHO et
Jean-Edern HALLIER,...