Yannick Haenel est sans doute l'un des rares auteurs dont j'hésite très peu à acheter les ouvrages. Peut-être aurais-je dû y réfléchir à deux fois pour
Tout est accompli, et me rabattre sur
La Solitude Caravage... Après tout, son nom était accompagné de deux autres, qui m'étaient inconnus. Mais il faut dire que, la peinture italienne et moi, ça fait trois, et que mon feuilletage (trop) rapide de l'autre ouvrage m'avait fait miroiter un essai autour de la philosophie et de la pensée haenelienne... Ce à quoi je ne saurai dire non.
Ce livre, proche de l'essai, est loin d'être nul, ou mauvais ; mais il faut s'accrocher. Outre le côté un peu illuminé de certaines théories abordées - cf le passage sur la Révolution française, où sont mis en relations des auteurs, oeuvres et personnages historiques qui n'ont rien à faire ensemble, le tout pour servir de justification à une thèse... Audacieuse, dirons-nous -, il faut composer avec un nombre de périphrases très important - entre "vide", "temps-sortilège", "Dispositif" et autre-, mais également le rejet en bloc de la science, littéralement diabolisée alors que, en ce qui me concerne, je la considère, elle et la technologie, comme des entités neutres. C'est ce qu'en fait, ou peut en faire l'Homme qui tombe parfois dans l'insoutenable, pas la discipline en elle-même qui, il faut bien l'avouer, nous est quand même vachement utile. Là, c'est tout juste s'ils ne passent pas pour de vieux aigris rabachant un érudit "nieu nieu nieu c'était mieux avant".
Le style, lui aussi, m'a un peu déçue. Dieu que c'était lourd par moment - entre redite à peine masquée, insistance inutile et brusques changements de sujets. Il y a franchement de quoi se perdre, et refermer le livre ; ce n'est pas pour rien qu'il m'a fallu plus d'un mois pour le lire. Et une fois passé cet enfer-ci, qui couvre au moins les deux premières parties du livre, me voilà à tenter d'en découdre avec un autre tueur de lecture : la religion.
Je n'ai rien contre ce sujet. D'ailleurs, Yannick l'évoque relativement fréquemment ; en tout cas il introduit régulièrement le sacré dans son oeuvre. Mais franchement, là ? C'est à peine si les athées n'étaient pas jugés comme de stupides brebis égarées. Peut-être, pour en arriver à ce constat, me suis-je montrée trop susceptible et ai-je surinterprété certaines phrases du bouquin. Mais c'est ce que j'ai ressenti ; et tout comme leur avis hostile quant à la technologie et à la science, j'ai trouvé ça extrême.
Dans les ouvrages de
Yannick Haenel, je n'ai habituellement aucune difficulté avec les points négatifs dont je viens de faire état. Parce que, clairement, on pourrait reprocher la même chose à un roman comme
Cercle ; les sujets sont sur-developpés, il y a des périphrases qui désignent des notions complexes et propres à l'auteur comme le Vide, ou le Feu, les positions défendues par le narrateur sont extrêmes, et il traite aussi d'un sacré pouvant être ramené à la religion. Mais c'est fait poétiquement, sous couvert d'un personnage extrême un peu barjot, preuve d'une certaine humilité, et jamais avec un jugement direct et agressif envers le lecteur ; au contraire, l'intelligence est de ne pas lui imposer une façon de penser, mais plutôt de l'amener à questionner sa façon de vivre. Bref ; la vision et l'écriture sont à la fois moins manichéennes et moins agressives, et davantage centrées sur la vie intérieure de chacun. de plus, même dans des récits autobiographiques, comme
le Sens du Calme ou
Je Cherche l'Italie, les références culturelles abordées sont certes très détaillées, image d'une grande érudition, mais aussi relativement fluides. Ce qui n'est clairement pas le cas de
Tout est accompli, où on a parfois l'impression d'un étalage encyclopédique sans grand intérêt, et dont on ne sait même plus très bien quel propos il est censé servir... Bref, il y a un côté indigeste sur arrière-fond de jugement qui est assez déplaisant.
Mais... Parce qu'il y a un mais. On apprend un tas de choses intéressantes, même s'il faut faire un effort pour les emmagasiner. Les thèses des trois auteurs ont beau être parfois complètement barrées, elles peuvent amener de véritables réflexions. Et ils n'ont pas tord sur toute la ligne concernant l'utilisation et l'instrumentalisation de la science et de la technologie - ils vont un peu loin, ils diabolisent un peu trop la chose, mais ils dénoncent aussi des faits que chacun devrait avoir à l'esprit, et qui menacent effectivement de détruire notre moi intérieur. Parce qu'effectivement, on n'est pas si loin que ça du Meilleur des Mondes ou de 1984. Mais bon sang, ça manque de poésie ; elle qui est la grande solution et la grande muse des livres de Yannick, elle passe clairement (trop) au second plan ici, malgré deux ou trois courts passages - de toute beauté- où elle émerge enfin.
C'est dommage, parce qu il y avait un grand potentiel ... Il y avait des éléments capables de retourner l'âme du lecteur, de le pousser dans ses retranchements pour le faire cogiter. L'histoire de l'homme à la pancarte et les réflexions sur le langage, notamment. Mais 100 pages sur 350, c'est trop peu !