AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782070745708
125 pages
Gallimard (30/11/-1)
3.8/5   5 notes
Résumé :
« C'était à cause des guerres surtout que je voulais aller en Serbie, dans la pays des "agresseurs" comme on les nommait en règle générale. Mais cela m'attirait aussi de voir simplement ce pays, celui de tous ceux de Yougoslavie que je connaissais le moins et qui m'attirait le plus à cause de toutes les informations et opinions répandues à son sujet, le plus intéressant pour ainsi dire, avec toutes les rumeurs dérangeantes qu'on en entendait. »
Peter Handke.
Que lire après Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la DrinaVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Cheminer hors des préjugés 

Que connaissons-nous, au vrai, de la Serbie et des guerres balkaniques qui ont longtemps endeuillé l'ex-Yougoslavie ? Comment démêler cet inextricable écheveau ? Et est-il si facile de désigner un seul et unique coupable ? Certains intellectuels occidentaux, du haut de leurs miradors moralistes, se permirent de vouer aux gémonies le peuple serbe dans son entier, au mépris de toute tentative de compréhension des tenants et aboutissants d'un conflit aussi complexe et ancien que celui-ci.

Peter Handke, lui, ne se pose jamais en juge, mais en écrivain : c'est-à-dire en observateur du manège des vies humaines. Et il ne risque pas de prêter sa voix au choeur des loups.
Dans ce voyage hivernal, où la neige tombe à gros flocons, il part à la rencontre d'un pays qu'il ne connaît pas et qu'il veut découvrir avec un regard vierge, loin de tous les anathèmes qui furent prononcés ad nauseam contre ce dernier, à savoir la Serbie.

Handke rappelle lui-même, dans sa préface, quelle est sa position en tant qu'écrivain : « J'ai écrit sur mon voyage à travers la Serbie exactement comme j'ai depuis toujours écrit mes livres, ma littérature, une façon de raconter lente et qui pose des questions ; chaque paragraphe traite et parle d'un problème de la représentation, de la forme, de la grammaire, de la véracité esthétique et cela comme depuis toujours, dans mes livres du début jusqu'au point final. Cher lecteur : cela et cela seul, je te le donne à lire ici. P.-S. Dans l'édition allemande, ce récit de voyage avait comme sous-titre “Justice pour la Serbie”. Il ne figure plus dans cette édition — rendre justice en écrivant, c'est trop évident ; ça se comprend de soi-même. »

Ce qui déchire le coeur de Peter Handke, fils d'une mère slovène (donc anciennement yougoslave), c'est d'avoir assisté à la fin d'un monde, au morcellement d'un grand pays dans lequel cohabitaient diverses communautés, chacune avec son dialecte, sa foi, ses coutumes, sa culture propre. Et cette brutale division n'apporta pas la concorde, c'est le moins qu'on puisse dire.

Les prises de position de l'écrivain autrichien lui valurent bien des déboires, et d'aucuns — qui n'ont pas le quart de son talent — se sont plu à le traîner dans la boue, car ses propos venaient déranger leur bonne conscience tranquillement assise sur un monceau de préjugés.
L'attribution du prix Nobel de littérature fut un prétexte idéal pour ranimer les vautours du politiquement correct, qui ne s'embarrassent pas de questions, mais sont au contraire friands d'accusations à l'emporte-pièce. La haine et la jalousie aiment à se draper dans des habits faussement vertueux.

Mais foin de ces tempêtes dans un verre d'eau : l'oeuvre de Peter Handke est un remède aux différents vacarmes idéologiques de notre temps, car elle invite à la contemplation et au recueillement ; toutes choses dont notre époque a grand besoin. Bien des pages lumineuses de ce livre en témoignent.

Que se taise enfin tout ce bruit qui abîme l'or du silence. Et place à la singulière beauté de cette écriture fille de l'épopée, laquelle possède une petite musique envoûtante pour qui veut bien lui prêter l'oreille.

© Thibault Marconnet
le 12 janvier 2021
Commenter  J’apprécie          260

Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
Kragujevac, Kraljevo — d’assez grandes villes de Serbie centrale, après lesquelles c’était en direction du Sud une autre Serbie, montagneuse, parcourue de gorges, presque vides d’habitants et çà et là une ruine de château fort semblable à un « castillo » de la Meseta espagnole.
(...) En montant vers le cloître, le long du torrent de Studenica (ce qui signifie à peu près eau glacée) en plein désert, l’hiver se fit, un hiver rigoureux, un froid vif qui persista les jours suivants. La tempête de neige soufflait comme de toute éternité sur l’église byzantine et les bâtiments conventuels édifiés sur un promontoire de haute vallée à près de mille mètres au-dessus de la mer qu’on sentait en Serbie être tellement éloignée. Sur les fresques, je reconnus la table arrondie de la Cène des églises byzantines d’Ohrid, de Skopje, de Thessalonique, Jésus et les apôtres rassemblés comme autour de la circonférence terrestre de Ptolémée. Jean-Baptiste avait quelque chose de Che Guevara, le téton entouré de légers poils comme une minuscule blessure par balle. Et dans le restaurant du cloître de l’autre côté de la cour gelée, à côté d’un feu de cheminée qui paraissait brûler dans un four à pain blanc, l’abbé naturellement barbu à l’orthodoxe nous fit servir après les gâteaux secs de bienvenue offerts à la cuiller, l’eau-de-vie de prune (encore !), brûlante allongée d’eau et il y fit lui-même honneur. Les flocons de neige effleuraient, essaims sur essaims, les fenêtres de l’hôtel-restaurant en bas du cloître, les parois des montagnes déjà plongées dans la nuit précoce du début d’hiver ; la salle à manger non chauffée était frôlée par les bouffées d’un radiateur électrique gros comme une boîte à chaussures.
Sensation d’oppression, d’isolement, d’abandon. Et en même temps j’avais envie de passer la nuit dans cet endroit, le plus à l’écart du monde qui soit, et je fus ensuite presque déçu que la neige n’empêchât pas notre retour.

(p. 72-74)
Commenter  J’apprécie          30
Ce qui m’est resté par exemple, de là-bas, c’est l’image d’une réalité quotidienne aiguisée, presque cristalline, par comparaison avec la nôtre. Par l’état de guerre ? Non, bien plus par tout un grand peuple méprisé tout à travers l’Europe et qui ressent cela comme incroyablement injuste et veut montrer maintenant au monde, et même si celui-ci ne veut rien entendre, qu’il est sensiblement autre, non pas dans les rues seulement, mais aussi à l’écart.
Ce qui m’est resté, précisément dans l’isolement de presque chacun là-bas et qu’on sent presque avec une netteté de cristal, c’est ce qui ailleurs, sinon est à bon droit depuis longtemps déclaré pour mort, le « peuple » : saisissable dans la mesure où il est, dans son propre pays, si visiblement établi dans la diaspora ; tout un chacun dans la plus personnelle des dispersions (et quand je revins, les oiseaux, ébouriffés de froid dans l’arbre-dortoir-à-oiseaux, chacun à distance de l’autre et entre leurs corps la neige qui tombait, ici aussi). Et ce qui est durable et qui est resté, pour parler de façon tout à fait profane, c’est déjà le simple fait de voyager dans un pays purement enclavé, presque même sans lacs naturels, rien qu’avec des fleuves, mais quels fleuves — celui qui un jour voudrait faire l’expérience d’un tel pays, rien que des fleuves, pas de mer, loin à la ronde : alors en route pour la Serbie.
Et ce qui est durable pour moi surtout, c’est avant tout ceci : personne ne connaît la Serbie — et librement, d’après le récit de Thomas Wolfe, “Seuls les morts connaissent Brooklyn”.
Et si, pendant d’autres voyages durables, seul en route, je m’imaginai ou désirai les refaire en compagnie choisie, je souhaitai au cours de ce voyage-ci, presque constamment en bonne compagnie, de me déplacer seul dans ce pays, en autocar, à peine en voiture et la plupart du temps à pied.

(p. 106-107)
Commenter  J’apprécie          30
Et finalement, pour moi, les choses sont allées si loin que je demande, et je ne suis pas le seul : qu’en est-il vraiment de ce rêve de pouvoir de la « Grande Serbie » ? Et si les détenteurs du pouvoir, au cas où ils l’auraient vraiment rêvé, n’auraient-ils pas eu en main, dans la droite comme dans la gauche, la possibilité, cela aurait été un jeu d’enfant, de le mettre en œuvre ? Ou n’est-il pas possible aussi que les grains de sable d’une légende, quelques-uns parmi ceux innombrables qui se dispersent dans les puissances en décomposition et pas seulement dans les Balkans, aient été agrandis en pierres d’achoppement dans nos chambres noires, chez nous à l’étranger ? (...) N’est-ce pas plutôt une « Grande Croatie » qui s’est révélée quelque chose de bien plus réel, d’actif et de bien plus massif, de plus résolu et de plus décidé que les grains de rêve serbes qui jamais et nulle part ne se concentrent en une idée et une politique de pouvoir cohérente ? Et l’histoire des guerres de destruction de maintenant ne sera-t-elle pas un jour écrite de façon sensiblement différente de la manière dont on désigne d’avance aujourd’hui les coupables ? Mais cette histoire n’est-elle pas depuis longtemps déjà tout écrite d’avance, écrite une fois pour toutes ? N’est-elle pas plutôt fixée d’avance ? figée d’avance comme après 1914, comme après 1941 — fixée — et immobilisée et retaillée dans la conscience des pays voisins de la Yougoslavie, l’Autriche et surtout l’Allemagne et prête pour la prochaine irruption, pour le prochain 1991. Qui écrira un jour cette histoire autrement et ne fût-ce que dans les nuances — qui, il est vrai, pourrait beaucoup contribuer à libérer leurs peuples de leur réciproque imagerie figée ?

(p. 46-48)
Commenter  J’apprécie          30
Comment pourrais-je séparer ce qui se passe maintenant en Slavonie de l’est du propos d’un éditorialiste de la haine de la "Frankfurter Allgemeine Zeitung". Selon celui-ci, les Serbes établis en Croatie (donc aussi à Vukovar et autour), citoyens yougoslaves jusque-là, à égalité avec leurs compatriotes croates sont prévus en tant que population de seconde zone d’après la Constitution promulguée par-dessus leur tête du nouvel État croate proclamé. Ils avaient, sans être consultés, à s’intégrer à un État croate et non plus seulement à une administration croate ; six cent mille Serbes à peu près avaient, s’il vous plaît, obéissez, selon le décret du journaliste allemand « à se sentir en tant que minorité » — « Bien, à vos ordres, à partir d’aujourd’hui nous sommes d’accord pour être considérés comme une minorité et sommes d’accord pour être définis comme telle par votre Constitution croate. » Cela aurait donc été l’issue avant la guerre en Krajina et autour de la ville de Vukovar ? Qui était le premier agresseur ? Qu’est-ce que cela voulait dire de fonder un État et de plus un État qui privilégie ou rétrograde ses peuples sur un territoire où depuis des temps immémoriaux vivaient des gens innombrables ? Un État qui convenait autant qu’un coup de poing sur un œil, c’est-à-dire qui ne pouvait qu’être l’horreur même dans le souvenir des persécutions qu’il ne faudrait pas oublier du régime oustachi hitléro-croate ? Qui donc était l’agresseur ? Celui qui provoquait une guerre était-il le même que celui qui la commençait ? Et que voulait dire « commencer » ? Provoquer pouvait-il être commencer ? (« C’est toi qui as commencé ! » — « Non, toi, tu as commencé. »)

(p. 34-35)
Commenter  J’apprécie          30
(...) je pensai à chaque fois : mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mon travail est autre. Retenir les méfaits, c’est juste. Cependant pour une paix il y a encore besoin d’autre chose, qui n’est pas moindre que les faits ?
Ça y est, voilà que tu t’amènes avec le poétique ? Oui, s’il faut entendre celui-ci comme le contraire du nébuleux. Ou dis plutôt que « le poétique », ce qui lie, ce qui englobe — c’est l’amorce d’une mémoire commune, la seule possibilité de se réconcilier pour la seconde enfance, pour l’enfance commune.
Comment cela ? Ce que j’ai écrit ici est autant destiné au lecteur de Slovénie, de Croatie, de Bosnie ou de Serbie que ce l’est au lecteur de langue allemande ; c’est précisément par le détour, par la conservation de certaines choses secondaires, bien plus durablement qu’à marteler les faits essentiels, qu’est éveillée cette mémoire commune, qu’est éveillée cette seconde enfance commune.

(p. 125)
Commenter  J’apprécie          60

Videos de Peter Handke (23) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Peter Handke
Découvrez l'entretien de Peter Handke, prix Nobel de littérature 2019, consacré au volume Quarto, "Les Cabanes du narrateur. Oeuvres choisies".
Depuis cinquante ans, Peter Handke bâtit une « oeuvre influente qui explore les périphéries et la spécificité de l'expérience humaine ». Embrassant toutes les formes de la littérature, elle présente comme constante une fidélité à ce qu'il est, c'est-à-dire un homme de lettres, un promeneur dont la création ne peut prendre forme que grâce à la distance propice, paradoxalement, à une plongée dans l'intériorité des personnages, à la description imagée et vivante de la nature, à l'attention au quotidien. Pierre angulaire du patrimoine littéraire d'Europe centrale, servie par un style tranchant et unique, cette écriture se définit par le besoin de raconter — faux départs, difficiles retours, voyages, etc. — la recherche d'une propre histoire, de la propre biographie de l'auteur qui se fond dans ses livres : « Longtemps, la littérature a été pour moi le moyen, si ce n'est d'y voir clair en moi, d'y voir tout de même plus clair. Elle m'a aidé à reconnaître que j'étais là, que j'étais au monde. » Cette édition Quarto propose au lecteur de suivre le cheminement de l'écrivain à travers un choix qui comprend des récits qui l'ont porté sur le devant de la scène littéraire dans les années 1970-1980 comme d'autres textes, plus contemporains, imprégnés des paysages d'Île-de-France, et reflets de son écriture aujourd'hui. Et, le temps d'une lecture, de trouver refuge dans l'une de ses cabanes.
En savoir plus sur l'ouvrage : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Quarto/Les-Cabanes-du-narrateur
+ Lire la suite
autres livres classés : littérature serbeVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (12) Voir plus



Quiz Voir plus

Les romans de Françoise bourdon

La nuit de l'

Ananas
Amandier
Apache
Auteur

10 questions
2 lecteurs ont répondu
Thème : Françoise BourdonCréer un quiz sur ce livre

{* *}