Ma première lecture de
Kazuo Ishiguro, avec son premier roman,
Lumière pâle sur les collines. Une bonne surprise. Etsuko, femme japonaise d'âge mûr émigrée dans la campagne anglaise, se souvient après le suicide récent de sa fille aînée Keiko, des événements qui ont marqué sa vie. Keiko, née d'un premier mariage au Japon avec Jiro n'a jamais supporté l'émigration à Londres, six ans plus tôt, la perte de ses racines, se confinant dans la solitude et n'étant proche ni de sa demi-soeur Niki ni de son beau-père aujourd'hui disparu également. Etsuko dans une pudeur et une retenue toute nippone, ne cède pas à l'émotion mais voit resurgir des scènes de vie, des dialogues avec les personnes fréquentées dans son passé japonais à Nagasaki, quelques années après les ravages de la bombe.
À travers la voix d'Etsuko, nous observons ses relations avec son mari Jiro, avec son beau-père Ogata-San, avec une vieille tenancière d'auberge Mme Fujiwara, et avec une amie voisine, Sachiko et sa jeune fille Mariko. Et derrière ces moments et conversations apparemment anodins se dessinent le traumatisme du passé récent, la vie est parfois bien difficile financièrement notamment pour des familles décimées et déracinées (Etsuko va aider Sachiko à trouver un travail chez Mme Fujiwara et devoir lui prêter de l'argent).
Lorsqu'ils étaient jeunes adultes, ils rêvaient d'une vie meilleure. Jiro était un bourreau de travail, Etsuko était enceinte de Keiko, Sachiko ne pensait plus qu'à émigrer aux États-Unis avec son amoureux américain...Mais les anciens comme Ogata ruminaient la nostalgie d'un glorieux passé impérial et semblaient déjà ne plus trop comprendre ce qui se passait dans ce monde nouveau qui évoluait si vite.
Pourtant, l'attachement à cette terre anime aussi la petite Mariko, têtue et si proche de la nature et de ses petits chats, qui pour rien au monde ne voudrait partir...Mais sa mère Sachiko, quelque peu négligente et obnubilée par ses rêves d'évasion américaine, ne prête pas assez attention aux incessantes fugues de sa fille dans les bois alentours. Etsuko s'inquiète pour cette petite fille à la fois garçon manqué et sensibilisée par ses horribles visions encore récentes de la guerre. À juste titre...
Ce roman se lit avec grand plaisir, l'écriture est de qualité, simple et fluide mais sans être indigente. Les dialogues sont intelligents (À comparer avec le trop fréquent enculage de mouches de
Haruki Murakami !). Nous comprenons mieux les difficultés qui ont saisi la société japonaise à la fin des années 40, la reconstruction s'étant doublée d'un traumatisme jamais connu avant et d'une profonde transformation de la société, vécu souvent douloureusement comme une perte du monde ancien par la vieille génération. Nous voyons également dans ce contexte les inégalités de revenus accentuées par cette période post-apocalyptique. Nous saisissons aussi l'importance des liens familiaux, avec ces générations qui vivent sous le même toit, mais des liens qui finissent parfois par peser.
L'auteur utilise le procédé de la répétition pour faire passer l'état d'esprit et le caractère de ses personnages : Ogata tourne en rond dans ses dialogues avec son fils et sa belle-fille, sans doute parce qu'il ne comprend plus ce monde qui change. La petite Mariko en fait de même, elle est obsédée par ses chatons et n'en démord pas. Et face aux réflexions égoïstes et idéalistes de Sachiko, les "Je vois..." répétés d'Etsuko démontrent sa perplexité sur le sens des responsabilités de cette femme.
Ishiguro suggère beaucoup par l'attitude de ses personnages, leurs inter-relations, mais laisse une grande part au non-dit, au mystère...nous devinons qu'Etsuko et Jiro ont divorcé, qu'Etsuko a émigré à Londres avec Keiko, s'est remise en couple avec un britannique, aujourd'hui décédé, qu'elle a eu avec lui sa seconde fille Niki...Mais il reste bien des zones de mystère, confinant même à un certain malaise, face à la répétition de l'histoire personnelle des deux femmes, Etsuko et Sachiko...Comme un cercle, un cycle maudit...A moins qu'Etsuko et Sachiko ne fassent qu'une ?
Un beau roman sur les souvenirs et la mémoire qui s'embrume, sur les déchirements provoqués par la guerre, sur les femmes et leur condition au Japon, la difficulté des relations familiales et inter-générationnelles, les racines géographiques (urbaines ou rurales) et culturelles, sur la résilience, qui laisse le lecteur libre de sa propre compréhension de cette histoire. Et puis j'ai été ému par la personnalité de la petite Mariko, enfant écorchée et définitivement incomprise de sa mère, qui trouve son réconfort dans l'amour obsessionnel qu'elle porte à ses petits chats, jusqu'à sceller son sort au leur...
Un grand roman par un Japonais exilé, qui explore l'histoire et l'âme des japonais comme peut-être mieux que les Japonais "de l'intérieur" eux-mêmes, un peu comme ceux d'
Aki Shimazaki.