UN HURON PERDU CHEZ LES PATAGONS
Dans l'une de ses nouvelles, tirées de le traducteur mythomane : et autres histoires, l'auteur et poète hongrois Kosztolányi Dezső de la première moitié du XXème siècle s'était plu à imaginer son personnage fétiche dans la peau d'un voyageur parvenant à tenir la conversation - sans rien y comprendre vraiment - toute une nuit durant avec un contrôleur de plus en plus exalté, lâchant à l'autochtone, ici et là, les quelques mots que le voyageur connaissait dans cette langue étrangère, repartant comblé d'avoir réussi créer un lien, bref mais fort, entre lui et l'inconnu.
Nul doute que l'écrivain, ainsi que linguiste de formation
Ferenc Karinthy, connaissait cette oeuvre d'un prédécesseur célèbre, contemporain de son père, lui-même romancier, poète, humoriste (etc). Non seulement est-il fort probable qu'il la connaissait, mais d'une certaine manière, on peut imaginer que son roman Épépé pourrait s'avérer être une extrapolation jusqu'au-boutiste, loufoque et géniale de la nouvelle sus-mentionnée. C'est ainsi que son roman probablement le plus célèbre, en tout cas en dehors de son pays, par ailleurs très différent du reste de son oeuvre, conte l'histoire - le substantif "fable" serait beaucoup plus proche de la réalité - de Budaï, un linguiste polyglotte invité à un colloque en compagnie de ses pairs dans la capitale finlandaise, Helsinki ; hélas, est-ce à l'occasion d'une correspondance ? quelque chose à cloché, "Budaï s'est trompé de sortie, il est probablement monté dans un avion pour une autre destination et les employés de l'aéroport n'ont pas remarqué l'erreur", nous explique le narrateur. Cette erreur sera pourtant fatale à notre malheureux savant puisqu'il va dès lors se retrouver plongé au plein coeur -enfin, le coeur... lui même n'en sait fichtre rien, et pour un bon moment - d'une métropole aussi gigantesque, indéchiffrable, incompréhensible, populeuse que parfaitement inconnue. Tout juste arrivé, se relevant d'une nuit inconfortable en avion, il est embarqué sans qu'il puisse trouver le temps de saisir la situation puis se retrouve dans un hôtel de plusieurs étages, se voyant attribué la chambre 921.
Très rapidement, notre héros malheureux va se trouver en butte à quelque chose de parfaitement inattendue pour lui : non seulement il ne comprends pas un mot de la langue qui se parle autour de lui mais, malgré des efforts constants, une recherche active, employant les méthodes scientifiques qui ont fait sa renommée, il ne parvient pas à entendre, lire, expliquer le moindre début de commencement de mot, de phrase, d'échange. Seuls les chiffres sont identiques aux nôtres, lui permettant seulement de voir la somme qu'on lui a confié à son arrivée, en échange de ses chèques de voyage, fondre comme neige au soleil.
Nous allons ainsi suivre Budaï tout au long sa quête éperdue vers une introuvable sortie car, tandis qu'il cherche désespérément à retrouver sa route, le mur d'incompréhension va se resserrer chaque jour un peu plus autour de lui. Avenues grouillantes de monde, métros, fêtes foraines, cultes religieux, défilés, émeutes : sous les apparences les plus familières - souvent les plus extrêmes, jusqu'à la caricature - d'une grande cité moderne, tout paraît absolument étrange et inhumain. Toujours au plus profond de l'incommunicabilité, Budaï fait même un séjour en prison, connaît des amours éphémères, sombre dans la misère, se met à gagner sa vie comme portefaix et participe même à une insurrection à laquelle il ne comprend décidément rien.
Seule faible lumière dans ce monde à chaque instant plus angoissant, la fameuse Épépé, à moins qu'il ne s'agisse de Bébé, Étyétyé, Étété ou encore - cette langue est à ce point insaisissabl
e - pépépé ? Nous resterons fixés, pour plus d'efficacité, à Épépé, jeune et charmante blonde, liftière de son état, que Budaï ne cesse de croiser dans l'ascenseur, quelques soient les heures, qui semble être le seul être humain à s'intéresser tant soit peu à lui. Il va s'y raccrocher comme un damné aux clés du paradis, accompagnant la demoiselle dans ces pauses cigarette, essayant de se faire donner par elle quelques leçons de cet idiome invraisemblable, finissant même par tomber amoureux (sans qu'un seul mot ait jamais pu raisonnablement être échangé !).
On a souvent estimé que le roman de
Ferenc Karinthy portait une critique farouche de l'état totalitaire communiste, tel qu'il avait été instauré par l'armée russe à la fin de la seconde guerre mondiale, renforcé après les émeutes violentes que la Hongrie et Budapest connurent en 1956, mettant ainsi un coup d'arrêt brutal à un lent, pragmatique assouplissement du régime. Budaï n'est pas sans remarquer, d'ailleurs, que la ville a connu nombre de drames, certaines maisons n'ayant plus que leurs façades, le reste n'étant qu'un décor de carton-pâte, et l'on est en droit de songer que l'auteur décrit alors, pour partie, sa ville. Il serait cependant illusoire de ne voir qu'une critique de son temps, du terrible "bloc soviétique" où il vivait au moment de la rédaction de ce roman halluciné, parcouru d'une angoisse d'autant plus sourde qu'elle se fait par le biais d'une narration pratiquant la mise à distance permanente, l'ensemble du roman s'écrivant à la troisième personne du singulier. Illusoire, parce que résumer ce roman à cette seule fonction lui enlèverait presque tout intérêt - d'autres que lui ont passablement bien décrit cette période, parfois au péril de leur existence -, tandis qu'il s'agit tout autant, par le détour d'une sorte de cauchemar éveillé, d'un roman sur le dépaysement, une immersion totale dans un lieu non seulement inconnu mais parfaitement inconnaissable. Une intrigante, oppressante fuite sans début véritable ni fin autre que de l'ordre du souhait se met rapidement en place, offrant par ailleurs une géographie - celle de la ville tentaculaire autant que celle de la relation à l'autre, aux autres, ici rendue impossibles, pour ainsi dire et de facto interdite -. le récit interroge ainsi sur ce en quoi réside le fait d'habiter (celui qui réside, qui habite une demeure, un lieu, nous explique l'étymologie) quelque part, interroge notre relation à l'espace, à l'importance cruciale, vitale même, de pouvoir communiquer en ce lieu, sans quoi il ne peut jamais véritablement nous appartenir. C'est aussi un texte nous parlant d'une forme de nostalgie, de celle des choses, des habitudes, des êtres que l'on a été amené à quitter, à perdre - et Budaï songe très souvent à son épouse, s'inquiète d'elle, se demande si elle le recherche -, une nostalgie d'autant plus cruelle, sombre, que la fuite semble décidément inconcevable.
Le monde halluciné que
Ferenc Karinthy nous décrit est, au-delà de la critique sociale et politique malgré tout évidente de son propre pays des années 70 (les dernières pages détaillent par ailleurs un mouvement sanglant de rébellion), la description sévère, terrifiante, des villes contemporaines dont il est à noter que l'auteur entrepris la rédaction de ce livre après un voyage interculturel au Japon, ces mégalopoles, toujours plus grandes, toujours plus hautes, toujours plus étouffantes, bruyantes, denses, convulsive, trépidantes, sales, en un mot : inhumaines. Parallèlement, avec un humour glacial, cynique, l'écrivain hongrois note avec délice et précision tous les travers de cette ville contre-utopique. On y perd un temps considérable en files d'attente de toutes sortes, les routes sont tellement encombrées qu'il semble être, souvent, plus efficace de s'y déplacer à pied. La pauvreté y est cachée mais omniprésente. L'absence de sens y est consacré et les individus semblent ne plus vivre que dans propre leur micro-bulle, sans jamais être mis à l'épreuve du contact vrai avec son prochain. C'est un monde de l'enfermement, aussi, malgré son immensité. Ou à cause d'elle.
On a souvent jugé que ce roman fantasque était dans la veine des oeuvres d'un
Franz Kafka. le rapprochement n'est pas incohérent mais il manque de perspective. A tout prendre, la filiation que lui donne le préfacier de cette belle parution en poche des éditions Zulma,
Emmanuel Carrère, est plus parlante : Épépé est une sorte de "Le jour sans fin" - film un peu OVNI avec Bill Murray, excellent, dans le rôle principal où l'on suit les tribulations du même sale type, un journaliste désabusé et désagréable, revivant jour après jour, comme un enfer programmé, les toujours mêmes vingt-quatre heures, celui du "jour de la marmotte", une tradition locale un peu stupide d'un bled pommé et ringard, représentant tout ce que notre reporter déteste -, un jour sans fin, donc, qui se serait perdu dans les ombres dédaléennes et schizophrènes de Brazil...! Livre de l'aliénation, de l'absence d'avenir par incompréhension présente du réel, de la solitude, de l'incommunicabilité, de la froideur de nos temps urbains, Épépé demeure pourtant une énigme : celle d'une oeuvre à nulle autre comparable, ni dans son espace, ni dans son temps, pas plus que dans la bibliographie de son créateur. Qu'il considérait pourtant comme son chef d'oeuvre. Une pépite !