Ne regardez pas le voleur qui passe –
Isabelle Kauffmann - Flammarion
Diane, la narratrice met en scène Lose, un voisin qui l'intrigue au point de le pister.
Très vite, elle va communiquer au lecteur sa fascination pour « ce serial killer mental » et nous la suivons dans sa filature rapprochée jusqu'au jour où elle deviendra sa proie. Versée dans des études de psychologie, Diane, baptisée ironiquement par Lose d' « éminente scientifique », va disséquer ses paroles, son comportement lors de leurs rencontres. Mais parviendra-t-elle à percer le mystère de Lose, « doté de capacités exceptionnelles », « en chasse perpétuelle » d'événements à voler.
On tremble pour elle, qui n'hésite pas à se jeter dans les griffes de ce prédateur avéré.
N'a-t-elle pas déjà succombé au pouvoir hypnotique de son « arme redoutable », le regard ? Cet homme « étrange et séduisant » n'est-il pas en train de l' envoûter quand il lui confie avoir fait dans ses yeux « le plus beau voyage » de sa vie? Cette aimantation se poursuit avec le rapprochement des corps, des visages, des lèvres, « minutes d'une sensualité absolue », comme un instant d'abandon. Ne devient-elle pas son complice ? N'est-t-elle pas habitée par lui nuit et jour?
A voir Diane grisée par ce « sentiment palpitant, capiteux »,le lecteur la devine vampirisée, phagocytée par celui qu'elle avait choisi d'épier, de traquer à son insu.
Isabelle Kauffmann sait distiller le malaise en multipliant un vocabulaire anxiogène: inquiétant, terrifiant, angoisse incontrôlable, danger imminent. Comment Diane va-t-elle pouvoir s'en sortir ? Recouvrer son autonomie, sa capacité à prendre des décisions? C'est oublier Zora , sa meilleure amie, généreuse et sincère,« un cadeau du ciel », toujours à l'écoute. Ne l'avise-t-elle pas quand elle part vers l'inconnu avec Lose, « ce cannibale mental », qui dérobent des « bouts de vie aux autres »?
Les rebondissements relancent l'intérêt du lecteur ( la disparition de Lise coïncidant avec l'article débusqué dans la presse, l'origine des griottes). La scène dans le supermarché atteint l'acmé de la confusion. Hallucinante et époustouflante, cette tentative de Diane « sa scientifique adorée » de guérir Lose. de quelle addiction souffre-t-il? Quelles peuvent être les causes de son overdose, son surmenage?
Isabelle Kauffmann autopsie la dépendance amoureuse , son côté toxique, destructeur et le trouble que cela induit. Elle souligne les dangers de la passion amoureuse : « pire qu'une étoile filante » quant à sa fugacité, l'opposant à la constance de l'amitié. Mais la jalousie peut, elle aussi, lézarder une amitié et la réduire à des miettes. L'auteur de s'interroger sur la pérennité d'une amitié après une trahison.
Elle propose aussi une réflexion sur « la spirale incontrôlable » du destin des êtres dont « les routes parallèles se croisent et s'entrelacent », étayée par la lettre de Lose.
Celui de Lose nous laisse pétrifié d'effroi.
La narratrice relate les faits comme un cinéaste les filmerait. Travelling pour la partie de cache cache au supermarché et le braquage déjoué. Gros plan sur les flocons tombant au ralenti, sur « les grains ciselés de givre ». Plan rapproché lors de leurs tête- à- tête. Son écriture sait s'adapter aux accélérations ( peur, panique de Diane), aux pulsations, à la respiration pressante de Lose, s'offrant des pauses lorsque « les rouages du temps » gelaient ou lors « des moments de grâce où tout s'était figé ».
Isabelle Kauffmann sait à merveille suggérer les atmosphères, que ce soit dans le huis clos d'une voiture, au café (brouhaha), au restaurant pour « la douceur de l'éclairage » dans la bibliothèque de Lose , au « sol hérissé de stalagmites », « aux colonnes tortueuses de carnets telles des cheminées de fée » ou lorsqu'elle lâche ses protagonistes dans un paysage hivernal sous « un ciel comblé de neige ».
Dans ce roman, à la manière d'un making off de film, la romancière nous laisse entrevoir l'envers de la création littéraire, à travers « ce trésor extraordinaire », que Lose a compilé au cours de ses captages d'événements les plus divers. Archives pharaoniques , classées méthodiquement , un terreau précieux pour un auteur.
On sait qu'un écrivain se nourrit d'actualités, d'un flot de réminiscences, de documentation, de ses rencontres; qu'il brasse des faits en permanence.
Isabelle Kauffmann nous montre pourquoi certains auteurs sont perçus comme « des chapardeurs, des pies voleuses, des braconniers d'histoires », selon
Nancy Huston.
Elle nous adresse une mise en garde , comme
Lionel Duroy dans son roman:
Méfiez- vous des écrivains , et nous livre une parabole du métier d'écrivain, soulignant sa capacité à se vouer corps et âme à « cette tâche minutieuse ».
Lose n'est-il pas un écrivain qui aspire à bâtir « le livre le plus complet », un impérissable roman , ambitieux au point de viser à la perfection?
L'auteure a réussi à nous imprimer sur la rétine des images hallucinantes, comme l'énigme Lose ( « cet homme impalpable qui traversaient la vie des autres ») aura marqué l'existence de Diane, au point d'en être tatouée « sous la peau ».
Isabelle Kauffmann signe un premier roman déroutant, dominé par le temps, non dénué d'une veine poétique, oscillant de la pénombre à la lumière, empreint de mystère en raison de l'identité secrète de Lose, « cet anthropophage cérébral ».