Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple parmi ceux-ci, à propos de la Première Guerre mondiale, S. Freud pouvait déclarer que "jamais un événement n'avait détruit autant de biens précieux communs à l'humanité, égaré tant d'intelligences parmi les plus lucides, si radicalement abaissé ce qu'elle avait élevé".
Courageux diagnostic que l'on pourrait appliquer, sans y changer une virgule, à tous ces phénomènes, apparemment différents, en fait étrangement semblables, qui s'égrenèrent tout au long du XXe siècle : communisme en Union soviétique et dans les pays satellites, Révolution culturelle en Chine, épuration au Cambodge, millénarisme d'un Reich racialement pur en Allemagne, la liste est loin d'être close de ces mondes meilleurs fondés sur un idéal moral à fortes justifications, légitimations, rationalisations scientifiques.
Et que dire de tous ceux, intellectuels ou politiques, qui se firent la caution de ces actions ! C'est bien sûr au nom du Bien que leurs voix s'élevèrent, et que leurs plumes s'activèrent. Certains encore de nos jours, continuent à servir des causes, et donnent, sans vergogne, des leçons de morale ou de scientificité à ceux qui n'ont pas la chance de détenir la vérité. C'est en pensant à cela, à ceux-là que l'on serait, presque, enclin à écouter le roué Talleyrand, spécialiste du genre s'il en est, "il y a quelque chose de plus horrible que le mensonge, c'est la vérité".
Car l'idéal de vie morale qui trouve son acmé au siècle des Lumières repose sur une explication du monde rationnelle, plus scientifique, affranchie du mythe et des divers présupposés obscurantistes.
Avec le recul, on peut voir dans un tel idéal moral la nouvelle religion gouvernée par la déesse Raison.
Ainsi, E. Renan, chantre éclairé de ce nouveau culte, n'hésite pas à déclarer que "la science renferme l'avenir de l'humanité, elle seule peut lui dire le mot destinée et lui enseigner la manière d'atteindre sa fin". Belle envolée lyrique, sur laquelle il n'y a pas lieu d'ironiser, tant elle exprime bien tous les désirs, les espoirs collectifs du moment. Espoirs que suscitèrent recherches, actions, politiques, et diverses organisations sociales tout au long du XIXe siècle.
Et pourtant cet idéal moral fait de foi en la science, de confiance en la raison et d'assurance quant à l'avenir ne put empêcher ces horribles carnages que furent les guerres mondiales, les camps de concentration nazis et communistes, les explosions atomiques, les famines meurtrières, les actes de terrorisme et autres formes de barbaries que la civilisation moderne avait cru exorciser.
Et tout cela devrait nous inciter à plus de modestie ou encore plus de prudence qui, d'antique sagesse, est une caractéristique essentielle de l'intelligence. Intelligence qui, en son sens étymologique, est cette capacité d'unir, de recueillir des choses disparates. Un centre de l'union, quelque peu ésotérique, respectant la diversité, la multiplicité des manières d'être et de penser. Etre attentif aux mystères de l'être, c'est reconnaître ce qui, dans les phénomènes sociaux, s'élabore en deçà ou au-delà de la simple conscience rationnelle."
En ce sens il faudra revenir sur le rôle de l'instinct, la force et la perdurance des archétypes, l'importance des archaismes et des inconscients collectifs. Peut-être s'agit-il ici de ce que j'ai appelé la "revanche des valeurs du Sud" où prédominent le secret et le mystère partagés. Selon Virgile, Latium, Latin, veut dire caché (Enéide, VIII, 323).
Le monde qui vient : Duo Michel Maffesoli et Louis Fouché