L'Algérie en héritage
Nés en France (presque tous) au cours de la seconde moitié du siècle dernier, après la date charnière de 1962, c'est « la première génération qui n'a pas connu là-bas » (Sarah Mesguich) : enfants de rapatriés, d'émigrés économiques, de harkis ; musulmans, juifs, catholiques ou athées ; écrivains, universitaires, dessinateurs, scénaristes, musiciens, acteurs, politiques, psychanalistes ; l'Algérie a été pour leurs parents, dans la saga familiale, dans le dit et dans le non dit, comme une brûlure, une blessure, un regret, un remord, « quelque chose comme de la honte » (Sarah Mesguich) « une mémoire douloureuse et honteuse qu'il fallait effacer » (Brigitte Stora). « Mon histoire familiale a jalonné ma vie professionnelle et intellectuelle depuis mon enfance. Elle continue à le faire, à tel point que je ne sais pas où je souhaiterais être enterré : ici, loin de mes parents, ou là-bas, loin de mes enfants » écrit
Azouz Begag, « écrivain pour effacer l'affront ».
Ils sont souvent envahis par un passé dont ils ne sont pas responsables, la honte d'être « fils d'un colonisé » (Dino Belhocine) ou fils d'un colonisateur (« je suis partagée entre la rage et la honte », dit
Olivia Burton). Héritiers d'un passé très lourd, mais soumis à « la loi de la sédimentation des colères » (
Philippe Bohelay). Ils portent en eux les colères et les hontes de leurs parents, sans les avoir vécues, sans les comprendre. Enfants souvent de couples mixtes, ou de couples divorcés, ils portent aussi cette déchirure. Aussi est-ce tout à l'honneur de
Martine Mathieu-Job et
Leila Sebbar, après tant de témoignages sur ces enfances en Algérie avant les années 1950-60, d'avoir posé cette question des héritiers. Question si brûlante encore que beaucoup, qui ont pourtant écrit sur leur « retour » dans cette terre du souvenir de leurs parents, n'ont pas voulu répondre.
Alors, les héritiers s'interrogent et racontent. Ils ressentent leur « appartenance comme une béance » (Françoise Navarro-Lantes), L'Algérie, ce sont des souvenirs qui ne sont pas les leurs, une guerre qui n'a pas été la leur, un exil, même, qui n'a pas été le leur. Même quand ils ont la chance de pouvoir dire « Je suis né chez les héros », comme Olivier Cherki, l'histoire a avancé, avec « la fatigue du temps qui passe » (Laurent Doucet) et ils découvrent contrairement à leurs certitudes « une multiplicité de mémoires blessées. L'héritage héroïque se fissure » (O. Cherqui) « Où situer le vrai ? » se demande encore le dessinateur
Jacques Ferrandez. Les paroles toujours haineuses, revanchardes, parfois racistes des grands parents les choquent et pourtant, ils les comprennent.
Mais leur « Algérie latente » (Rachel Frouard-Guy), c'est avant tout, pour tous les descendants de rapatriés, curieusement, l'Algérie de leur(s) grand(s) mère(s), les femmes de là-bas. Un tableau sur un mur, quelques bibelots, une cuisine – inoubliable cuisine qui reste la trace charnelle de cette Algérie imaginaire qu'on aime de toute la tendresse qu'on porte à ces vieilles dames. « Soleil, dattes, couscous » comme le dit Michaël Iancu. Pour les enfants des émigrés économiques, ce sont plutôt les souvenirs du père, la faim insatiable du jeune Hachémi pour Magid Cherfi, la signature illisible et tremblée du père d'
Azouz Begag sur sa carte d'électeur. Pour d'autres encore, la perte de la patrie de leurs parents s'inscrit dans la longue série de migrations des peuples sépharades. Pour ceux-là, d'ailleurs, l'Algérie n'était pas vraiment une patrie, c'était un pays où ils n'étaient que posés, l'exil s'incrit dans une errance ancestrale (Michaël Iancu, Sarah Mesguich).
Beaucoup doivent assumer des préjugés qu'ils récusent, enfants de harkis qui « sont devenus des boucs émissaires » (
Katia Khemache) ou de pieds-noirs « peuplade peu éduquée à l'accent vulgaire ou affreux colonialistes sans scrupules » (Catherine Lalane).
Alors, souvent, ils désincarnent leurs souvenirs et l'Algérie ne devient plus qu'une musique, une musique qui n'est ni d'ici, ni de là-bas, puisque rejetée aussi par toute une tradition : le raï, qui touche « comme un spleen algérien » un Guillem Querzola.
Et puis un jour, ils retournent « là-bas », ils retrouvent les souvenirs de leurs grand-mère ou de leur pères. Ils s'écrient avec
Olivia Burton « L'Algérie, c'est beau comme l'Amérique ! » ou bien encore ils essaient de construire une collaboration, comme
Arnaud Montebourg ou
Cédric Villani. Au terme de leurs questions et de leurs cheminements, ils s'acceptent enfin comme peuple des deux rives.
Autant vous dire combien j'ai aimé ce recueil de témoignages disparates, hachés, douloureux et finalement résilients sur cet héritage pas facile à assumer que ma génération, bien involontairement, a légué à celle-ci.