Raconter l'histoire du monde est peut être une ambition démesurée d'historien mégalomane mais ce genre d'ambition est tout le sel de cette belle activité humaine qu'est la science historique : non pas la description par le menu des détails de la vie des hommes en tel temps et en tel lieu (description bien évidemment nécessaire, parfois également passionnante, parfois ennuyeuse d'érudition stérile), mais la mise en mouvement sous nos yeux des hommes du passé pour mieux comprendre non seulement les raisons et les causes qui les ont poussés à agir ainsi qu'ils l'ont fait et surtout ce que nous leur devons et ce en quoi ils ont forgé notre monde, nos vies et nos idées...
Dans ces "seulement" 450 pages consacrées à l'apparition des humains et à la naissance des premières civilisations jusqu'au VI ème siècle, les auteurs tentent de comprendre pourquoi et comment sont apparues les premières grandes civilisations ; celles qui ont laissé des traces matérielles, mais surtout des traces majeures dans les sociétés contemporaines. L'un et l'autre étant probablement liés d'ailleurs. Peut être d'autres sociétés de ces temps anciens (évoquées en marge et dont l'existence est avérée principalement par leurs contact avec ces civilisations) ont su développer des cultures riches et complexes mais fautes de traces nous n'avons hérité de rien. Ou nous n'en savons rien.
Les auteurs se centrent sur trois aires géographiques principales où sont nées les premières civilisations : la Mésopotamie et puis plus largement le pourtour méditerranéen, l'Inde et la Chine. Dans ces univers, la néolithisation et l'apparition de l'agriculture ont débouché sur des sociétés complexes, organisées, disposant d'États puissants, des sociétés qui ont inventé l'écriture, développé des techniques sophistiquées, des religions élaborées et parfois très abstraites. Ils s'attachent à montrer les liens, les rapports entre ces civilisations à la fois dans le temps et dans l'espace.
Des contacts ont probablement existé dès les temps anciens entre le monde indien et le monde mésopotamien. La multiplication et l'élargissement des contacts est certainement la cause de l'accélération des évolutions à partir de foyers de civilisation distincts au départ. Dans le même temps ces foyers se sont construits sur des fondements très différents dont les principes et les valeurs sont restées toujours présents aujourd'hui dans une continuité millénaire. Les auteurs présentent une vision de très longue durée des civilisations indienne et chinoise. La présentation n'est pas tout à fait la même pour notre aire culturelle qui occupe plus de pages et dont nous maitrisons mieux les étapes (un peu d'ethnocentrisme?). Mais les ruptures et les changements y paraissent plus marqués.
Et les autres me direz vous ? l'Amérique, l'Afrique et l'Europe, voire l'Océanie. de cette dernière, rien n'est dit. l'Amérique est bien plus récemment humanisée (l'auteur évoque un peuplement humain il y a 20 000 ans seulement ) et un essor de l'agriculture bien plus récent ; environ 2700 avant JC. Les civilisations précolombiennes ne sont que brièvement évoquées ici. L'Afrique reste à part : berceau de l'humanité, lieu de développement d'une très brillante civilisation égyptienne (dont l'auteur souligne qu'elle a laissé peu de postérité, est morte d'épuisement et d'incapacité à s'adapter et a eu peu d'influence culturelle sur le reste du monde), le reste de son territoire est resté pour l'essentiel aux marges des grands courants jusqu'à une époque récente. L'Europe est également à cette époque un territoire isolé où agriculture se développe ainsi que des techniques de travail de la pierre et la métallurgie mais sans donner lieu à une civilisation comparable aux empires de Mésopotamie ou de la Chine ancienne à la même époque.
L'auteur émet une hypothèse : la civilisation est née là où les conditions matérielles favorisaient l'agriculture (vallée du Nil, de l'Indus, Croissant fertile, Fleuve Jaune et Yangzi ) mais nécessitaient que les hommes collaborent pour maitriser les forces de la nature. "Dans les grandes vallées fluviales il fallait, si l'on voulait survivre, travailler collectivement pour contrôler l'irrigation et exploiter la terre, alors que, dans la plus grande partie de l'Europe, une famille pouvait grappiller seule de quoi subsister. Il n'est pas besoin de disserter à perdre haleine sur les origines de l'individualisme occidental pour reconnaitre là un véritable trait distinctif d'une grande importance pour l'avenir" (page 217).
Les auteurs s'intéressent ensuite aux périodes dites "classiques" : antiquité grecque et romaine et transition chrétienne, dynastie Han et empire Maurya, ; soit globalement les siècles qui précédent et suivent la naissance de JC. Nous sommes ici en terrain de plus en plus connu.
l'importance du monde grec est particulièrement mis en exergue et semble particulièrement fasciner l'auteur : la culture grecque a apporté la raison au monde des hommes, les a aidé à sortir de l'obscurantisme et de la superstition par la réflexion rationnelle . " la civilisation grecque représenta tout simplement l'effort le pus important que l'homme ait accompli jusqu'alors pour devenir maitre de sa destinée. En l'espace de quatre siècles, la Grèce avait inventé la philosophie, la politique, l'essentiel de l'arithmétique et de la géométrie, ainsi que les grandes catégories de l'art occidental" (pages 283).
La transition chrétienne est l'autre moment central dans la présentation des auteurs : le moment du passage de l'empire romain vers ce que seront l'Europe et l'Orient médiévaux. Réunis par l'empire, ils deviendront deux pôles de civilisations différents. le rôle de l'église catholique se glissant dans les structures de l'empire, en Occident, est essentiel.
Cette période est, d'ailleurs, depuis longtemps pour moi un sujet de fascination et d'émotion historiques : moments indéfinissables où ce qui était n'est plus tout à fait et ce qui adviendra n'est pas encore là. Tout est changement dans l'histoire, sinon il ne s'agit pas d'histoire mais il s'agit là d'un moment particulier où les hommes ont pu vivre à l'échelle d'une vie ou de la mémoire de quelques générations le passage de la grandeur, même affaiblie, d'un empire qui apportait la culture, la paix et la stabilité aux troubles et à l'incertitude d'un monde éclaté qu'il fallait reconstruire ou tout au moins dans lequel il fallait réussir à vivre. Ma lecture de
Boece m'a beaucoup marqué.
.
Mais revenons-en à nos auteurs : finalement une lecture passionnante que l'on a du mal à lâcher, un souffle historique, une hauteur de vue et une force d'évocation certaine qui tente de donner à sens au chaos de l'histoire humaine en retenant ce qui leur apparait fondateur. Les spécialistes de telle ou telle période peuvent y trouver des oublis ou des simplifications. J'ai moi même parfois été étonnée de l'importance donnée à certaines étapes comme par exemple le long passage sur
Saint Augustin. Mais tenter de s'extirper des sables mouvants des détails pour tisser une vue d'ensemble est plus important et plus enrichissant.