Le lieu se confond avec mon état, lointain et brouillard, cet état qui m’empêche de mettre des chaussettes sans me concentrer. Les matins. Et puis les chaussures, tension maximale, chaque geste semble aussi important que la mise en orbite d’un satellite, les lacets enfin, je me souviens des promenades.
Souvent je poussais jusqu’à la statue verdâtre, un homme, nu, allongé, un long couteau à ses côtés. Comme un Polaroid en pierre, haïku saisi dans son déséquilibre. Cet étrange guetteur, placé vers la rue de la Santé, il avait des choses à nous dire. Il semblait vouloir jaillir, nous jeter aux oreilles ses horribles secrets, témoin de plus d’un siècle de patients, d’histoires, de traitements qui font frémir rien qu’en les énumérant : l’horloge de Heinroth, le bain-surprise, le gyrator, qu’on connaît aussi sous le nom de tambour à rotation, les électrochocs. Toutes n’ont pas eu cours ici, le gyrator, sans doute jamais, mais l’écho de cette liste, camisole chimique, dont mon olanzapine est sans doute le dernier avatar, n’en finit pas de ricocher dans un ricanement qui me surprend. Le mien.
C’est ce qui me plaît ici : savoir que nous sommes tous les maillons d’une chaîne ; que ce que nous ressentons, d’autres l’ont déjà éprouvé, que des Kurtzman et des Dinis, il y en a eu des milliers ici. Mêmes angoisses, mêmes regards vides et fuyants, mêmes mesquineries et toutes ces petitesses, ce que l’homme du milieu juge ainsi, ce que l’humanité fabrique à sa marge, la maladie, celle dont on a honte, encore plus que du cancer aujourd’hui ou du sida hier.
INCIPIT
Dedans
La mouche, grosse et lente, bruyante n’en finit plus de s’écraser contre la vitre, têtue, semblant oublier à chaque seconde son échec précédent.
Je la regarde encore quand la lumière automatique de ce côté du pavillon s’éteint. Dehors, c’est déjà le sombre, le cliquetis des couverts et des assiettes me ramène à la réalité. Le silence des convives est étonnant, bande-son désynchronisée, déséquilibrée, comme si on avait gommé tous les bruits de discussions, mariage du vacarme et du rien.
C’est un samedi soir comme les autres, un samedi soir dans un coin du 14e arrondissement de Paris. L’odeur fade et pourtant excessive de la nourriture bon marché achève de réveiller mon cafard-roseau, léger, souple, comme séparé en de petites feuilles opaques, origami mouvant, à la limite du scotome.
C’est un samedi soir comme les autres dans un coin de ma tête, je laisse la mouche à ses circonvolutions imbéciles.
À table il a fallu se placer à côté de Kurtzman, un grand type châtain clair du côté où il lui reste des cheveux. Le côté exactement opposé à sa balafre, ligne rose et imprécise, sorte de diagonale du vide, pas tout à fait étrangère à l’absence mate du regard. Trépané, sous médicamentation lourde, coutumier de brusques changements d’humeur, des accès de violence qui le laissent comme mort, crispé, granit humain.
C’est pour cela qu’il y a toujours de la place près de lui.
S’asseoir à ses côtés, c’est renoncer à lâcher prise pendant toute la durée du repas. C’est aussi une libération, savoir que le danger qu’il représente va me permettre de ne pas me laisser aller. La vigilance qui lutte contre les cachets, qui fait reculer l’engourdissement.
Le danger peut venir de toute part, une légère modification du silence ou au contraire un cri et puis un autre et des chaises qui se renversent. Au moindre changement d’atmosphère, je suis capable de réagir, de me protéger, mettre le plateau entre moi et ce qui se présente, m’en servir comme d’une arme, la tranche contre la carotide, rapide comme un fouet. Du moins c’est que je pense.
Kurtzman enfourne les fourchettes les unes après les autres, parfois son regard se pose sur moi, mes mains serrent le plateau.
Purée.
Salsifis.
Un fromage blanc ou une compote.
Et puis le danger semble s’éloigner, il ne m’a peut-être pas vu, je n’existe sans doute pas pour lui. Je suis comme les nervures d’un bois qui accompagnent le mouvement du doigt.
Je sais qu’au moindre nœud, à la plus petite contrariété je surgirai dans son paysage, comme un diable au bout de son ressort, menaçant, déstabilisant, j’appellerai alors des mesures directes, brutales. Je serai un danger qu’il conviendra de neutraliser.
Son regard balaie l’espace comme une caméra de surveillance, il continue son mouvement, loin à ma gauche.
Derrière moi, j’entends les mouvements de langue de Dinis, un fragile birbe, Portugais, à la bouche mobile qui prononce sans cesse, qui dit et ressasse, parfois des phrases, parfois juste des bruits, borborygmes, à la limite de l’animal. Qui prend un coup de pied quand il lasse, dans le flanc comme un chien. Et qui s’éloigne.
Les repas sont de drôles de moments. D’équilibre.
Entre la tension générée par ces corps si proches et l’envie de nourriture. Entre les odeurs de ceux d’en face, la sueur qui a séché, celle des paniques qui donne une haleine pointue, et les sons, ces respirations souvent haletantes comme celle des patients en fin de vie, dont on attend que le corps lâche, vieille bourrique, on redoute le bruit de chair molle qui s’étale sur le sol. Et on l’attend.
Confrontation obligatoire, ces trente minutes pour dîner, les regards qui se soutiennent et qui glissent, cette purée, tiède qui entre dans les bouches et vient arrondir les ventres.
Comfort food d’hôpital, qui réactive les enfances ; madeleine handicapée.
Cette jeune fille, là-bas, à la fois maigre et grosse, au corps torturé, irrégulier, déjà vieilli, elle ne parle pas, sa tête se balance, les cheveux comme de la paille, blonds, avec des mèches blanches, on ne sait pas quel âge lui donner. Les yeux marron, doux, elle pleure, debout à côté de sa chaise. Quand elle se retourne, sa blouse blanche, elle s’est chiée dessus. Personne ne lui prête attention, son voisin attaque son assiette, fourchette, en la surveillant du regard, vaguement inquiet.
Ces trente minutes où les infirmiers semblent boucher les issues, eux qui se tiennent droits, les bras croisés, les yeux mobiles et le menton haut, on dirait des matons. Au moindre début d’altercation, ils interviennent, les deux plus proches fondent, comme aimantés par le fauteur de troubles, une clef au bras et c’est l’isolement pendant des jours.
Le service au réfectoire est le résultat d’une négociation entre les personnels, en sous-effectif, et les représentants des familles, assistés d’organisations pour la dignité en milieu psychiatrique. Un arrangement qui sort du légal. De l’humain pour compenser la bureaucratie, l’alternative fragile aux journées entières passées entre quatre murs, à deviner les crises, à se parler par les bouches d’aération.
Aucun de nous, pourtant tous pensionnaires du fermé, n’est classé H7, dangereux en toute occasion, mais tous ceux qui sont en état de s’en rendre compte le savent bien : un seul incident et c’est l’isolement, quelques jours dans la pièce matelassée, à tourner en rond. À compter les heures entre les comprimés. Ou pire encore, le transfert en UMD, loin d’ici, l’unité des malades difficiles, celle dont on revient changé.
Alors on les réprime, ces batailles de territoires, sourdes et farouches, toujours à deux doigts d’embraser les bancs de la cantine.
J'entends, lointaine, la voix timide de la jeune chef de pub, son premier slide, elle a eu du mal à brancher le vidéoprojecteur, elle doit suer, extrasystoles, et redouter le mouvement d'humeur. Elle sait que ce retard à l'allumage est parfois le début d'une descente aux enfers, irrationnelle. Qu'un manager se lève, excédé, décide que ça n'est pas professionnel, qu'on n'a pas le temps d'être approximatif, que le sombre et la pesanteur de sa colère rentrée, pierre mate, contamine toute la pièce, anti soleil, trou noir qui avale tout et c'est le début de l'isolement, les soutiens qu'on ne trouve plus, les regards qui se détournent, la solitude et les charrettes. Et toujours les lieutenants imbéciles qui appuient le trait du général, et qui, serviles et en bons chiens, anticipent les condamnations. Les yeux rouges, ne le prends pas personnellement, c'est juste du travail, mais ta présentation était à chier.
Elle bute sur le début de ses phrases, les regards se font inquiets, début de meute, ils attendent le signal pour fabriquer des mouvements plus tranchés, le début d'une pente qu'il sera compliqué de remonter. Je hoche la tête, doucement, les yeux dans mon iPhone. Loin de tout ce qui se joue, baptême aussi bien que bizutage.
Il faut réagir vite, si le journaliste m'appelle, c'est qu'il a déjà commencé son enquête, interrogé des dizaines de gens ici, que l'incendie couve déjà, tapi dans les poutres de la maison, qu'il suffira de la publication pour créer un appel d'air. Peu importe que tout soit faux, exagéré. Tout explosera, il faudra être exemplaire. Le #metoo, c'est le bouton nucléaire.
Qui a lancé le truc, quel témoignage a été le premier, a précédé et encouragé les autres, qui a balancé et quoi ? Il n'est peut-être pas trop tard, contre une armée de poux, sauter la case shampoing à la lavande, inutile, et tout raser.
Un texto de Frédéric, passe me voir.
La machine est partie, idiote et myope, elle peut tout emporter sur son passage, comme on renverse une tasse de café, minuscule incident.
Je referme la porte de son bureau : nous sommes au sixième, l'étage ultime, les portes sont épaisses, lourdes à fermer. Le ciel est partout ; ici on peut ouvrir les fenêtres, sortir sur la vaste terrasse arborée et dominer Paris. Ici, on ne vient que pour célébrer ou couper des têtes, un ascenseur direct permet d'y accéder sans se mélanger aux salariés. Des patrons, discrets, des hommes politiques, de moins en moins bedonnants depuis les dernières législatives.
Ce que je sais, il va droit au but, ce n'est que le début, il y a d'autres agences incriminées. Ton nom revient, mais il n'y a rien de grave sur toi. Je pense qu'un ou deux types, on les connaît, vont sauter, les cas les plus graves, ceux qui ont déjà des casseroles judiciaires au cul. Tu connais le passif de Jérémy chez DRC. Il y a aussi Max, le type qui a gagné Tefal l'an passé, tu sais le case study malin sur l'adhérence. Lui, il est déjà mort, lâché. Il y a une vidéo qui tourne.
Je te connais Antoine, je sais comme tu peux être lourd en fin de soirée, comme tu aimes les femmes, comme tu te sens bien dans l'ambiguïté. Mais de là à t'accuser de harcèlement, au pire, une vanne toute naze, qui tombe à plat, on n'est plus en 95, parfois ça passe mal. Mais harcèlement, non.
Qu'est-ce qui fait qu'un instant on est dans la vie qu'on dit normale, qu'on s'en échappe, sortie de route, qu'on rit trop fort et puis qu'on gifle les gens ? Que tout est parfois beau et drôle, possible et presque magique ? Et parfois lourd et triste à en crever, quasi viscéral, cancer des entrailles plutôt que de la tête ?
Titres de la collection La brune de l'année 2021