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EAN : 9782812619885
224 pages
Editions du Rouergue (19/08/2020)
3.29/5   71 notes
Résumé :
C'est un père attentionné, un manager toxique, un mari aimant, mais aussi un prédateur sexuel, un publicitaire exsangue, une victime des temps qui vont, un coupable sans aucun doute.
Il vit, on le suit, caméra à l'épaule, instantanés de ses maintenant, haïkus éclatés, qui vont nous révéler petit à petit l'ensemble de l'image, pixel après pixel.
Toutes ces zones grises sont autant de nuances qui finissent par constituer un visage familier : celui de l'é... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (45) Voir plus Ajouter une critique
3,29

sur 71 notes
C'est l'histoire d'une chute annoncée. Celle d'Antoine, quadragénaire triomphant, cadre dirigeant. Un salopard, on s'en rend compte très vite, prédateur perpétuellement en marche qui conçoit son agence de pub parisienne comme le théâtre de sa domination toxique sur les femmes. Sauf que le roman se situe dans la France post MeToo, pas dans les années 1980-90 où un tel comportement de cynique infatué et jouisseur pouvait s'exercer en toute impunité. Antoine est un personnage fini d'un monde fini et qui ne se pose pas de questions. Sa chute n'en sera que plus implacable et irréversible.

Cette lecture est perturbante car Christophe Perruchas ne met aucune barrière entre Antoine et le lecteur qui a l'impression d'être une caméra embarquée dans le flux mental, le flow de paroles et le flot d'action animant ce détestable personnage. La focalisation est brute et sans filtre, dans l'immédiateté du mouvement. Cette façon de procédé en surplomb, sans chercher à moraliser ou porter un jugement ou même expliquer pourquoi Antoine est ainsi, est profondément dérangeante.

Très contemporain aussi. Je lui ai trouvé des accents à la Bret Easton Ellis voire Chuck Palaniuk avec son deuxième degré très cinglant qui tourne en ridicule et dénonce l'ultralibéralisme des moeurs que nous connaissons aujourd'hui. Cette réification des êtres humains est brillamment décrite, abattant la différence entre un objet et les femmes qu'Antoine maltraite sexuellement tel un prédateur qui inscrit son emprise sur les corps dès qu'il en a repéré un à posséder. Antoine est un symptôme autant qu'une victime du système qui l'a porté aux nues et permis d'allègrement déraper.

Mais Sept gingembres n'est pas qu'un roman sismographe d'une époque. Il possède une vraie dimension littéraire. Par son écriture, très travaillée, souvent syncopée, ludique en jouant sur différents registres ( fil instagram, texto, conversation téléphonique ). Par sa très intelligente construction aussi qui apporte un recul nécessaire à la plongée dans la psyché d'Antoine. le récit est structuré par sept jalons symboliques, les sept gingembres du titre. Comme le gingembre permet d'éviter de mélanger les saveurs entre deux plats japonais, ici il sert à compartimenter les différentes facettes d'Antoine ( le professionnel successfull, le prédateur sexuel, le mari aimant, le bon père etc ). Jusqu'à ce que la segmentation de sa vie s'effrite progressivement et finisse par exploser.

Un premier roman remarquablement percutant et dérangeant. A noter, la superbe couverture, réalisation de l'auteur lui-même.

Lu dans le cadre du collectif « 68 premières fois »
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Antoine, la quarantaine, une famille unie et heureuse si l'on en croit les instantanés idylliques qui ponctuent les événements de leur vie quotidienne sur les réseaux sociaux, approuvés par autant de likes dont la signification pourrait être l'objet d'un débat.

Pourtant quand on fait sa connaissance, il est pensionnaire à l'hôpital psychiatrique ! Comment en est-il arrivé là ? C'est toute la question.

En fait, derrière la vitrine au décor soigné se cache une tout autre réalité. Antoine aime les femmes, sa femme, sans doute, mais aussi beaucoup d'autres. Y compris sur son lieu de travail, dans une boîte de pub. Les regards qui jaugent, les sous-entendus, les blagues sexistes, mais aussi les messages coquins, Antoine fait feu de tout bois pour bien asseoir son statut de mâle dominant. Jusqu'à ce que le vent tourne et qu'une de ses cibles porte plainte, encourageant ainsi d'autres collègues à révéler les sévices subis, qu'ils soient moraux ou physiques. Un comble pour ce cadre responsable d'une boîte qui a signé une charte anti-harcèlement. Comme si cet engagement était un argument en faveur de son innocence ! Et c'est la descente aux enfers.

Le gingembre est là entre chaque chapitre, jouant le même rôle de repos des papilles traditionnel dans la gastronomie japonaise. le mari, le prédateur, le fou, autant de facettes d'un même personnage.

Le portrait à charge du personnage est sans appel, son arrogance, son assurance quant une impunité, renforcent encore l'image négative. Et sous ses traits à peine caricaturaux, il n'est pas difficile d'en superposer d'autres, qu'on a pu croiser dans la vraie vie, tant l'histoire est, hélas, banale.

Ce premier roman bouscule, dénonce, avec beaucoup d'assurance, les abus d'un pouvoir injuste, dans une langue musclée et directe. Impressionnant.
Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Tu finiras à Sainte-Anne

Pour son premier roman, Christophe Perruchas a choisi le milieu qu'il connaît le mieux, celui de la publicité, pour dresser le portrait d'un directeur de création, d'un mari, d'un père, d'un amant et… d'un prédateur sexuel. Glaçant!

«Je m'appelle Antoine, je vis depuis quelques semaines au milieu du 14e arrondissement de Paris, dans cet endroit que j'ai toujours regardé avec fascination avant d'avoir à y dormir. L'hôpital Sainte-Anne ne comporte plus aujourd'hui que deux pavillons dédiés à l'accueil permanent.» Les premières lignes de «Sept gingembres» racontent le quotidien d'un pensionnaire de l'hôpital psychiatrique le plus célèbre de Paris et permettent à Christophe Perruchas de construire son premier roman autour de la question qui va dès lors tarauder l'esprit de ses lecteurs: comment en est-on arrivé là? Car ce patient a bien réussi, il est publicitaire, directeur de création dans une agence parisienne. Il a une femme, deux enfants et une solide culture générale, cherchant dans les murs qui l'entourent les traces de ses prédécesseurs, Antonin Artaud et Louis Althusser
Peut-être faut-il voir dans son appétit sexuel la cause première de son dérapage. On imagine qu'il n'est pas le premier à tromper sa femme avec son assistante. Sauf que dans un monde post #metoo la question du consentement revient comme un boomerang. A-t-elle vraiment eu le choix? A-t-il joué de sa position dominante? Au fil des pages le portrait du cadre dynamique dont les idées rapportent gros va se brouiller. de meetings en séminaires, de chasse aux gros contrats aux ambitions de plus en plus démesurées, il va se transformer en prédateur. S'il est bien conscient des enjeux et de la nécessité de valoriser la femme – surtout dans un milieu considéré comme machiste, créateur et développeur du concept de la femme-objet – il y voit surtout un défi à la hauteur de sa capacité de séduction. Après les SMS très crus adressés à sa maîtresse, il va fantasmer sur les femmes qui vont croiser sa route, au bureau, dans le train, au restaurant. Son imagination déborde, son sexe se durcit, ses paroles s'enrichissent de sous-entendus de plus en plus explicites, d'allusions déstabilisantes. Il est pris dans un engrenage infernal qu'il s'évertue consciencieusement à huiler pour accélérer frénétiquement. Jusqu'à éveiller les soupçons d'un inspecteur du travail. Dont il est persuadé qu'il ne fera qu'une bouchée. N'est-il pas signataire de la charte anti-harcèlement? N'a-t-il pas approuvé la politique d'égalité salariale?
Un aveuglement qui rendra sa chute encore plus brutale. Car désormais les rumeurs enflent, les femmes se méfient, la Direction le lâche. Et les journalistes s'en donnent à coeur joie…
Le contre-feu, ces sept gingembres qui donnent son joli titre au livre et qui sont autant d'épisodes qui racontent la famille unie mise en scène via les réseaux sociaux, ne pourra éviter l'embrasement. Et le retour à Saint-Anne.
Refermant ce premier roman, raconté par le prédateur sexuel, on se dit que le publicitaire a parfaitement réussi son pari, fidèle à sa maxime «faire du quelque chose avec du rien et du quelque chose transgressif, toujours. Dans un cadre fort.»



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Antoine S. est un cadre dirigeant d'une agence de publicité prospère de taille moyenne. Volontiers lourd avec les femmes, et même bien pire, il va être submergé par la vague #metoo. ● Nous sommes dans la tête du harceleur-prédateur : c'est une position dans laquelle on ne place pas fréquemment le lecteur. Ce n'est pas inintéressant de voir de l'intérieur comment fonctionne un pervers narcissique, par ailleurs fort intelligent et pourvu d'un regard aiguisé sur la société actuelle, qu'il critique tout en avouant faire partie de ce qu'il y a de pire dedans. ● Les phrases sont volontiers elliptiques, c'est ce qui fait leur charme, et c'est la signature du style de l'auteur, mais je ne peux pas dire que j'aie vraiment accroché à ce qui est pourtant une vraie littérarité. ● Les bonheurs d'expression pullulent, comme dans la scène du matin avec les enfants, ou bien dans la mise à mort du lapin par le fermier. ● le titre nous est expliqué par la phrase en exergue : dans la gastronomie japonaise, le gingembre est ce qui permet de retrouver la neutralité du palais entre deux plats. de même, entre les groupes de chapitres s'intercale sept fois un gingembre permettant au lecteur de se rendre compte du bonheur conjugal et familial du narrateur, qui s'amenuise à mesure que ses frasques sont connues. C'est une assez belle idée. ● En conclusion, c'est un excellent roman que je n'ai que modérément apprécié.
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Le résumé selon le Phoenix

Surfant sur la vague des années 2020, soit un an auparavant, et l'explosion du féminisme, au point qu'il devient si ce n'est impossible, très mal vu, de dire qu'on est pas féministe. Au contraire c'est devenu BCBG et même politiquement correct. Christophe Perruchas a depuis sorti un autre livre–« Revenir Fils » (encore mieux noté — je verrais si je le trouve à la bibliothèque). de la modernisation du féminisme, de son application dans la société Française. le fameux hashtag #metoo contre les salauds de sexistes. C'est l'histoire d'Antoine, mari et père exemplaire, et accessoirement harceleur de femmes, ses nombreuses maîtresses… L'idée du « gingembre » comme aphrodisiaque et utilisé tel un chapitrage. Antoine va aller de femmes en femmes sans vraiment les respecter, et son comportement le rattrapera quand l'une d'elle se rebellera et s'en donnera les moyens.

Le livre parle aussi de sujets 4.0 comme la « blockchain » et les « crypto monnaies » le « e-farming » et bien sûr les réseaux sociaux, surtout Facebook/Twitter… Il en ressort un profonde impression de déshumanisme.

Ce qu'en pense le Phoenix

C'est un roman très porté sur la chose (le sexe), les propos sexuels ont peu de pudeur. J'ai trouvé qu'Antoine était plus ou moins un « Womanizer » ou plus vulgairement un « quetar »… Un type qui enchaine les conquêtes, mais à partir de quel moment a il rejoint le côté obscur?!…

Certains lecteurs s'insurgent du portrait d'Antoine et d'une société en plein renouvellement à travers ses yeux. Antoine, victime de deux époques. Et bourreau à la fois.

Au final tout cela est vaguement subjectif. Par exemple dans la Grèce Antique la pédophilie était la norme. Aujourd'hui on s'en insurge… Peut-être que dans deux cent ans on s'offusquera des gens qui dévoilent leur lèvres (#covid).

Tout ça pour dire, à la courte échelle de l'humanité les tabous changent du tout au tout.

Le Phoenix est pour l'égalité bien sûr.

Notation

Scénario : L'histoire poursuit son déroulement progressif, nous mènes tambour battant dans un tumulte dont il est très difficile de se défaire. 9/10.

Talent : C'est un bon p'tit livre, je le lis en 2h en prenant bien mon temps (210 pages). Il n'y a pas de panacée à la Platon, je dirais que le talent de l'auteur est bien ++ 8/10.

Originalité : Les romans et les mesure d'écoute sociale en faveur de l'égalité homme/femme ne sont ni nouveaux ni originaux. Seule change la plume de Christophe qui les écrits. 7/10.

Note Globale : N'étant peut-être pas très concerné, car très timide avec les filles, et étant un homme, je n'étais peut-être pas le public cible de cette oeuvre. Quoique cela m'enseigne ce qu'il ne faut pas faire. Ca restera le livre de la journée, qui aura rempli son rôle divertissant. 8/10.

Qu'est ce que vous avez retenus de ma lecture?! … Avez vous eu envie de lire ce livre? Ou au contraire semble il dégelasse? Avez vous été victime de harcèlement vous ou l'une de vos proches ? Vous pouvez nous expliquer tout ça en commentaire…

Charlyy Phoenix
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Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
Le lieu se confond avec mon état, lointain et brouillard, cet état qui m’empêche de mettre des chaussettes sans me concentrer. Les matins. Et puis les chaussures, tension maximale, chaque geste semble aussi important que la mise en orbite d’un satellite, les lacets enfin, je me souviens des promenades.
Souvent je poussais jusqu’à la statue verdâtre, un homme, nu, allongé, un long couteau à ses côtés. Comme un Polaroid en pierre, haïku saisi dans son déséquilibre. Cet étrange guetteur, placé vers la rue de la Santé, il avait des choses à nous dire. Il semblait vouloir jaillir, nous jeter aux oreilles ses horribles secrets, témoin de plus d’un siècle de patients, d’histoires, de traitements qui font frémir rien qu’en les énumérant : l’horloge de Heinroth, le bain-surprise, le gyrator, qu’on connaît aussi sous le nom de tambour à rotation, les électrochocs. Toutes n’ont pas eu cours ici, le gyrator, sans doute jamais, mais l’écho de cette liste, camisole chimique, dont mon olanzapine est sans doute le dernier avatar, n’en finit pas de ricocher dans un ricanement qui me surprend. Le mien.
C’est ce qui me plaît ici : savoir que nous sommes tous les maillons d’une chaîne ; que ce que nous ressentons, d’autres l’ont déjà éprouvé, que des Kurtzman et des Dinis, il y en a eu des milliers ici. Mêmes angoisses, mêmes regards vides et fuyants, mêmes mesquineries et toutes ces petitesses, ce que l’homme du milieu juge ainsi, ce que l’humanité fabrique à sa marge, la maladie, celle dont on a honte, encore plus que du cancer aujourd’hui ou du sida hier.
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INCIPIT
Dedans
La mouche, grosse et lente, bruyante n’en finit plus de s’écraser contre la vitre, têtue, semblant oublier à chaque seconde son échec précédent.
Je la regarde encore quand la lumière automatique de ce côté du pavillon s’éteint. Dehors, c’est déjà le sombre, le cliquetis des couverts et des assiettes me ramène à la réalité. Le silence des convives est étonnant, bande-son désynchronisée, déséquilibrée, comme si on avait gommé tous les bruits de discussions, mariage du vacarme et du rien.
C’est un samedi soir comme les autres, un samedi soir dans un coin du 14e arrondissement de Paris. L’odeur fade et pourtant excessive de la nourriture bon marché achève de réveiller mon cafard-roseau, léger, souple, comme séparé en de petites feuilles opaques, origami mouvant, à la limite du scotome.
C’est un samedi soir comme les autres dans un coin de ma tête, je laisse la mouche à ses circonvolutions imbéciles.
À table il a fallu se placer à côté de Kurtzman, un grand type châtain clair du côté où il lui reste des cheveux. Le côté exactement opposé à sa balafre, ligne rose et imprécise, sorte de diagonale du vide, pas tout à fait étrangère à l’absence mate du regard. Trépané, sous médicamentation lourde, coutumier de brusques changements d’humeur, des accès de violence qui le laissent comme mort, crispé, granit humain.
C’est pour cela qu’il y a toujours de la place près de lui.
S’asseoir à ses côtés, c’est renoncer à lâcher prise pendant toute la durée du repas. C’est aussi une libération, savoir que le danger qu’il représente va me permettre de ne pas me laisser aller. La vigilance qui lutte contre les cachets, qui fait reculer l’engourdissement.
Le danger peut venir de toute part, une légère modification du silence ou au contraire un cri et puis un autre et des chaises qui se renversent. Au moindre changement d’atmosphère, je suis capable de réagir, de me protéger, mettre le plateau entre moi et ce qui se présente, m’en servir comme d’une arme, la tranche contre la carotide, rapide comme un fouet. Du moins c’est que je pense.
Kurtzman enfourne les fourchettes les unes après les autres, parfois son regard se pose sur moi, mes mains serrent le plateau.
Purée.
Salsifis.
Un fromage blanc ou une compote.
Et puis le danger semble s’éloigner, il ne m’a peut-être pas vu, je n’existe sans doute pas pour lui. Je suis comme les nervures d’un bois qui accompagnent le mouvement du doigt.
Je sais qu’au moindre nœud, à la plus petite contrariété je surgirai dans son paysage, comme un diable au bout de son ressort, menaçant, déstabilisant, j’appellerai alors des mesures directes, brutales. Je serai un danger qu’il conviendra de neutraliser.
Son regard balaie l’espace comme une caméra de surveillance, il continue son mouvement, loin à ma gauche.
Derrière moi, j’entends les mouvements de langue de Dinis, un fragile birbe, Portugais, à la bouche mobile qui prononce sans cesse, qui dit et ressasse, parfois des phrases, parfois juste des bruits, borborygmes, à la limite de l’animal. Qui prend un coup de pied quand il lasse, dans le flanc comme un chien. Et qui s’éloigne.
Les repas sont de drôles de moments. D’équilibre.
Entre la tension générée par ces corps si proches et l’envie de nourriture. Entre les odeurs de ceux d’en face, la sueur qui a séché, celle des paniques qui donne une haleine pointue, et les sons, ces respirations souvent haletantes comme celle des patients en fin de vie, dont on attend que le corps lâche, vieille bourrique, on redoute le bruit de chair molle qui s’étale sur le sol. Et on l’attend.
Confrontation obligatoire, ces trente minutes pour dîner, les regards qui se soutiennent et qui glissent, cette purée, tiède qui entre dans les bouches et vient arrondir les ventres.
Comfort food d’hôpital, qui réactive les enfances ; madeleine handicapée.
Cette jeune fille, là-bas, à la fois maigre et grosse, au corps torturé, irrégulier, déjà vieilli, elle ne parle pas, sa tête se balance, les cheveux comme de la paille, blonds, avec des mèches blanches, on ne sait pas quel âge lui donner. Les yeux marron, doux, elle pleure, debout à côté de sa chaise. Quand elle se retourne, sa blouse blanche, elle s’est chiée dessus. Personne ne lui prête attention, son voisin attaque son assiette, fourchette, en la surveillant du regard, vaguement inquiet.
Ces trente minutes où les infirmiers semblent boucher les issues, eux qui se tiennent droits, les bras croisés, les yeux mobiles et le menton haut, on dirait des matons. Au moindre début d’altercation, ils interviennent, les deux plus proches fondent, comme aimantés par le fauteur de troubles, une clef au bras et c’est l’isolement pendant des jours.
Le service au réfectoire est le résultat d’une négociation entre les personnels, en sous-effectif, et les représentants des familles, assistés d’organisations pour la dignité en milieu psychiatrique. Un arrangement qui sort du légal. De l’humain pour compenser la bureaucratie, l’alternative fragile aux journées entières passées entre quatre murs, à deviner les crises, à se parler par les bouches d’aération.
Aucun de nous, pourtant tous pensionnaires du fermé, n’est classé H7, dangereux en toute occasion, mais tous ceux qui sont en état de s’en rendre compte le savent bien : un seul incident et c’est l’isolement, quelques jours dans la pièce matelassée, à tourner en rond. À compter les heures entre les comprimés. Ou pire encore, le transfert en UMD, loin d’ici, l’unité des malades difficiles, celle dont on revient changé.
Alors on les réprime, ces batailles de territoires, sourdes et farouches, toujours à deux doigts d’embraser les bancs de la cantine.
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J'entends, lointaine, la voix timide de la jeune chef de pub, son premier slide, elle a eu du mal à brancher le vidéoprojecteur, elle doit suer, extrasystoles, et redouter le mouvement d'humeur. Elle sait que ce retard à l'allumage est parfois le début d'une descente aux enfers, irrationnelle. Qu'un manager se lève, excédé, décide que ça n'est pas professionnel, qu'on n'a pas le temps d'être approximatif, que le sombre et la pesanteur de sa colère rentrée, pierre mate, contamine toute la pièce, anti soleil, trou noir qui avale tout et c'est le début de l'isolement, les soutiens qu'on ne trouve plus, les regards qui se détournent, la solitude et les charrettes. Et toujours les lieutenants imbéciles qui appuient le trait du général, et qui, serviles et en bons chiens, anticipent les condamnations. Les yeux rouges, ne le prends pas personnellement, c'est juste du travail, mais ta présentation était à chier.
Elle bute sur le début de ses phrases, les regards se font inquiets, début de meute, ils attendent le signal pour fabriquer des mouvements plus tranchés, le début d'une pente qu'il sera compliqué de remonter. Je hoche la tête, doucement, les yeux dans mon iPhone. Loin de tout ce qui se joue, baptême aussi bien que bizutage.
Il faut réagir vite, si le journaliste m'appelle, c'est qu'il a déjà commencé son enquête, interrogé des dizaines de gens ici, que l'incendie couve déjà, tapi dans les poutres de la maison, qu'il suffira de la publication pour créer un appel d'air. Peu importe que tout soit faux, exagéré. Tout explosera, il faudra être exemplaire. Le #metoo, c'est le bouton nucléaire.
Qui a lancé le truc, quel témoignage a été le premier, a précédé et encouragé les autres, qui a balancé et quoi ? Il n'est peut-être pas trop tard, contre une armée de poux, sauter la case shampoing à la lavande, inutile, et tout raser.
Un texto de Frédéric, passe me voir.
La machine est partie, idiote et myope, elle peut tout emporter sur son passage, comme on renverse une tasse de café, minuscule incident.
Je referme la porte de son bureau : nous sommes au sixième, l'étage ultime, les portes sont épaisses, lourdes à fermer. Le ciel est partout ; ici on peut ouvrir les fenêtres, sortir sur la vaste terrasse arborée et dominer Paris. Ici, on ne vient que pour célébrer ou couper des têtes, un ascenseur direct permet d'y accéder sans se mélanger aux salariés. Des patrons, discrets, des hommes politiques, de moins en moins bedonnants depuis les dernières législatives.
Ce que je sais, il va droit au but, ce n'est que le début, il y a d'autres agences incriminées. Ton nom revient, mais il n'y a rien de grave sur toi. Je pense qu'un ou deux types, on les connaît, vont sauter, les cas les plus graves, ceux qui ont déjà des casseroles judiciaires au cul. Tu connais le passif de Jérémy chez DRC. Il y a aussi Max, le type qui a gagné Tefal l'an passé, tu sais le case study malin sur l'adhérence. Lui, il est déjà mort, lâché. Il y a une vidéo qui tourne.
Je te connais Antoine, je sais comme tu peux être lourd en fin de soirée, comme tu aimes les femmes, comme tu te sens bien dans l'ambiguïté. Mais de là à t'accuser de harcèlement, au pire, une vanne toute naze, qui tombe à plat, on n'est plus en 95, parfois ça passe mal. Mais harcèlement, non.
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Qu'est-ce qui fait qu'un instant on est dans la vie qu'on dit normale, qu'on s'en échappe, sortie de route, qu'on rit trop fort et puis qu'on gifle les gens ? Que tout est parfois beau et drôle, possible et presque magique ? Et parfois lourd et triste à en crever, quasi viscéral, cancer des entrailles plutôt que de la tête ?
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La galanterie, c'est devenu de la discrimination, de la soft discrimination.
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