Rentrée littéraire septembre 2022 – Allary Editions
Tous mes remerciements aux Editions Allary et à Babelio pour ce livre captivant, reçu en masse critique.
Berlin, vingt-huit octobre deux mille, Aloïs Kirchner, 90 ans, reçoit Ilsa Selpin, une jeune journaliste qui prépare un article sur le grand acteur, Joachim Gottschalk, qui a été son meilleur ami depuis la fin des années 20 jusqu'au 6 novembre 1941.
Le 6 novembre 2000, une plaque commémorative doit être apposée au 2, Seebergsteig à Berlin qui fut le domicile de Joachim Gottschalk, Meta, son épouse et Michael, leur fils.
Aloïs a rencontré Joachim en mai 1926 au cours de théâtre de l'un des plus prestigieux professeurs de l'époque, Ferdinand Gregori. C'est là, en train de répéter, qu'il a entendu Joachim réciter
Sophocle, cette phrase prémonitoire :
« L'homme que la cité a mis à sa tête, il faut lui obéir. Jusque dans les plus petits détails, que ce soit juste ou ….pas ».
Aloïs a seize ans, Joachim vingt-deux ans. Tous les deux rêvent de théâtre mais ce jour-là, c'est comme une évidence pour Aloïs, Joachim possède le talent, le magnétisme d'un très grand acteur, il ne déclame pas, il vit son personnage ! de cette première rencontre, une amitié indéfectible verra le jour. Au fil des années, des épreuves, des succès, des persécutions, par-delà la mort, rien ne pourra interrompre ce lien qui unit Aloïs et Joachim.
C'est en septembre 1928 que Joachim présente Meta Wolf à Aloïs. Elle est actrice et fait partie de la même troupe que Joachim. Très amoureux l'un de l'autre, ils se marient en 1930. Meta est juive allemande totalement assimilée et non pratiquante, c'est bien là son seul défaut au regard du NSDAP mais un défaut qui deviendra une véritable épée de Damoclès pour le couple. Ce péril va s'accentuer au fur et à mesure que les évènements en Allemagne s'aggravent. Les échauffourées ne cessent d'éclater un peu partout entre les communistes et le NSDAP. Hitler fait son premier discours autorisé à Berlin en novembre dans le stade du Sportpalast plein à craquer. Une nouvelle ligne est franchie et d'étape en étape, l'étau de la dictature se resserre sur le peuple allemand. Goebbels se voit nommé ministre, à la tête de la Reichskulturkammer, et Hans Hinkel est chargé de l'aryanisation de la culture cinématographique : un malade intelligent de la pire espèce.
Ce livre est passionnant, sa lecture est captivante malgré une atmosphère anxiogène communicative. Sa structure narrative, d'une grande précision historique, permet de ressentir la pression accablante de l'idéologie régnante pendant ces années en Allemagne. le récit se construit année après année, évènement après évènement. L'Histoire de l'Allemagne s'entremêle avec l'histoire du couple Gottschalk et les tensions maintiennent en servitude le peuple allemand. Pénétrer ce monde de la culture, découvrir ces actrices et acteurs qui ont marqué leur temps dans des films à retentissement mondial, les révélant aussi au grand public, tout comme la présence de Max Reinhardt, grand metteur en scène de théâtre, rend ce récit palpitant.
La répression envers les homosexuels tels que Gustaf Grundgens qui deviendra le symbole des compromissions artistiques, les décès maquillés en suicide comme celui de Hans Otto, le couperet antisémite qui s'abat en 1933 sur le petit monde du théâtre, pour s'abattre ensuite sur le monde du 7ème Art, bannissant les juifs du monde du spectacle, toutes ces informations favorisent un exil important, une véritable hémorragie dans cet univers. Et pourtant, dans ce Berlin en pleine effervescence culturelle, la propagande fait son lavage de cerveau. Personne ne se soucie de la disparition ou de l'exil de tous ces comédiens ou metteurs en scène juifs ou/et opposants.
Malgré tout, Joachim continue d'espérer. Par moment la mélancolie le gagne, voit-il Meta devenir l'ombre d'elle-même ? Pense-t-il à son fils Michael ? Les menaces se font plus pressantes. Une nouvelle éventualité d'un tournage ou de répétition se fait jour, de nouveau il se sent invincible. La perspective de perdre tout ce qui fait son monde le tétanise malgré les conseils de ses amis comme Brigitte Horney qui l'incite à partir en Suisse avant que les frontières ne soient complètement fermées. Quels sont ces mécanismes qui le paralysent et lui interdisent toute prise de décision alors que pendant ce temps, la menace Hans Hinkel se fait plus présente.
Qu'est-ce qui pousse un homme à se condamner, accompagné de sa femme et de son fils, jusqu'au bout de l'inéluctable le 6 novembre 1941. La fatalité ? Un désir de mort ? Un état mental dévastateur ? Il faut se projeter dans cette Allemagne gangrénée par la « Bête » pour tenter de comprendre dans quelle déliquescence psychologique se trouvait ce peuple.
L'auteur
Denis Rossano, est un auteur français d'origine allemande. Il réside à Los Angeles où il a été longtemps correspondant cinéma pour la presse française.
Denis Rossano possède une culture cinématographique solide, ce qui transparaît dans ce récit particulièrement bien documenté. Il s'était déjà attaché à écrire un livre sur l'un des plus grands réalisateurs hollywoodiens,
Douglas Sirk, de son vrai nom Hans Dietlef Sierck, que l'on retrouve dans le livre sur Joachim Gottschalk. Il parle très bien de la ville de Berlin, on se promène avec lui dans cette ville qui devait être très attirante avant qu'elle ne soit détruite. Nous pénétrons dans le milieu artistique qui n'était pas particulièrement favorable à la politique d'Hitler mais qui, petit à petit, deviendra asservit, chacun jouant sa propre partition selon ses intérêts pendant que d'autres tentent de résister. Ce livre m'a renvoyée à un autre livre très instructif et extrêmement poignant «
Seul dans Berlin » de
Hans Fallada.
L'auteur nous entraîne dans un récit immersif qui nous fait réaliser l'oppressante situation de l'Allemagne de ces années avec beaucoup d'habilité. J'ai dû arrêter ma lecture parfois tant la tension était maximum.
Denis Rossano parle de nous dans cette Allemagne des années 30. Il parle de vous, de moi. Il suscite une réflexion morale autour de nos comportements. Peut-on accepter l'inacceptable ? Jusqu'où pouvons-nous repousser nos limites du supportable devant tant de cruautés ? Comment expliquer nos comportements, cette manière de fermer les yeux pour préserver notre petit confort personnel ? Comment expliquer le déni d'une réalité pourtant vécue au quotidien ?
Je rapporte ici une pensée d'Aloïs : Qu'elle est cette léthargie qui nous enchaine à ce pays ? le poids de nos compromissions, un attachement morbide à la terre de notre enfance ?
Durant tout le temps qu'aura duré le nazisme, on enregistre environ mille six cents suicides chez les juifs berlinois.
En 1947, la DEFA, le premier studio de cinéma allemand financé par les l'URSS, produira un film romancé sur Joachim et Meta : Mariage dans l'ombre. Ce sera le plus gros succès cinématographique germanique de l'après-guerre.