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Philippe Bataillon (Traducteur)
EAN : 9782370553911
211 pages
Le Tripode (08/02/2024)
3.52/5   32 notes
Résumé :
Argentine, 1804 : le docteur Weiss, adepte de la nouvelle psychiatrie parisienne, fonde une maison de santé pour malades mentaux. Les « aliénés » y sont traités avec humanité et l’établissement acquiert une réputation aux quatre coins de la Vice-Royauté du Río de la Plata. Son disciple, Real, reçoit une mission déraisonnable : convoyer de Santa Fe à Buenos Aires une caravane de fous. Il y a un jeune homme mélancolique, une nonne nymphomane, un dandy maniaque et deux... >Voir plus
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En 2003, deux ans avant sa disparition, Juan José Saer déclarait dans un entretien accordé au Monde : "La fiction est aujourd'hui pour moi la chose la plus honnête qui soit, elle montre son jeu depuis le début, bien plus que les textes qui se présentent pour vrais."

Cette remarque pourrait à mon sens, non seulement traduire l'honnêteté intellectuelle et la modestie légendaires d'un auteur sans doute parmi les plus importants de la littérature contemporaine argentine, mais témoigner aussi du caractère spéculatif autour de la relativité de nos perceptions et de nos certitudes sous-jacent et omniprésent dans son oeuvre.
Juan José Saer fut en effet à l'origine d'une oeuvre intimiste et réflexive, mue davantage par ce sentiment d'étrangeté que nous partageons quelquefois face à une réalité dont les contours peuvent tout à coup devenir mouvants, nébuleux, que par une scénarisation plus conséquente de ses récits très économes, par une analyse plus approfondie de la psychologie individuelle de ses personnages, encore moins, enfin, par une référence trop directe à une «couleur» typiquement latino-américaine (à laquelle l'on pourrait malgré tout s'attendre de la part d'un auteur rattaché à une littérature connue par son ancrage local manifeste).

Pour l'argentin, expatrié en France de 1968 jusqu'à sa mort en 2005, l'individuel, le particulier et le contingent semblent en effet jouer un rôle secondaire («ce qui est valable pour un lieu est valable pour l'espace entier et nous savons bien que si le tout contient les parties, la partie contient le tout»). Ceux-ci, tout en étant des éléments nécessaires à la construction de ses récits, à la base et au départ en tout cas, plutôt «réalistes», restent cependant accessoires par rapport à la démarche heuristique et universelle présente dans pratiquement toutes ses nouvelles et romans.
L'expérience traversée par leurs protagonistes comporte-t-elle ainsi, la plupart du temps, une certaine dislocation, voire parfois un effritement plus ou moins conséquent des codes, des habitudes ou des croyances jusque-là rattachés à leurs représentations de la réalité, et qui les contraint dès lors à rechercher d'autres sens possibles à leur vécu ou à leurs souvenirs, les incitant à appréhender leur environnement, naturel ou humain, au-delà des conventions et des modalités de pensée consensuelles et normalement admises comme raisonnables.

Chez Saer, sans bruit ni fureur, sans effet de manche clinquant, la fiction, loin de chercher à « imiter la réalité », comme l'on pourrait à tort croire au départ, tendrait en fait à vouloir dépasser cette autre fiction collective générée par un sentiment abstrait de pouvoir accéder à une perception objective et univoque des événements.

Retournement gordien grâce auquel la fiction, par de subtiles torsions, chercherait à nous sortir momentanément de l'illusion d'une réalité ajustée au lit de Procuste dressé par notre raison cartésienne et anthropocentrée.

Le procédé classique du récit ou du document transmis par un tiers, recours au faux-vrai dans le vrai-faux, utilisé par Saer dans quelques-uns de ses romans et nouvelles (et que son célèbre compatriote, Borges, affectionnait d'ailleurs tout particulièrement..) - ici ce sera un manuscrit rédigé en 1834, retrouvé dans les archives d'une petite ville de province argentine et remis au narrateur, à Paris, par l'un de ses correspondants argentins - permet à l'écrivain d'insérer en filigrane, dans la structure même de la narrative, les thèmes qui lui sont chers, tels la perméabilité entre imagination et réalité, la frontière et le miroir approximatif que constitue toute image ou représentation d'une expérience vécue, le manque de traçabilité et de fiabilité des documents ou des souvenirs d'événements passés, ou encore la confusion toujours plus ou moins importante entre le sujet et l'objet même de son observation.

Un passage de la lettre d'accompagnement du manuscrit en question pourrait, parmi tant d'autres disséminés au long du roman, illustrer cette méfiance potentielle de l'auteur vis-à-vis de certitudes dans lesquelles peuvent nous enfermer nos constructions mentales : «Je ne fais pas cela avec de vaines ambitions historiques car je n'ai aucune confiance en l'histoire", écrit son correspondant. «Ce que nous percevons du passé comme véritable n'est pas l'histoire, mais notre présent qui s'objective de lui-même et que nous contemplons de l'extérieur.»

Le manuscrit relate une curieuse épopée à travers la pampa argentine, au tout début du XIXe siècle, d'une équipée -pour le moins burlesque- constituée d'un médecin aliéniste et de cinq de ses patients qu'il est venu rechercher dans la province de Santa Fe afin de les raccompagner aux alentours de Buenos Aires, où à l'initiative d'un médecin psychiatre européen, le savant et très pittoresque Dr Weiss, vient d'être inaugurée la toute première Maison de santé mentale de la Vice-Royauté, inspirée des nouvelles méthodes de prise en charge du Dr Pinel qui, quelques années auparavant, avaient enfin délivré de leurs chaînes les fous de l'Hôpital de la Salpêtrière. Un groupe de soldats assurant la sécurité des voyageurs en ces contrées perdues accompagne également l'expédition, ainsi que, fermant la caravane, un marchand ambulant et...quelques prostituées de service! le périple, censé en principe durer une quinzaine de jours, se prolongera indéfiniment en raison de la violence d'une météorologie capricieuse, mais aussi des menaces importantes d'attaques par des brigands gauchos, et notamment, ce qui aurait pu leur être fatal, par le sanguinaire Josesito et sa bande d'indiens rebelles semant alors la terreur dans la pampa. Tout ceci contribuera à freiner considérablement leur avancée, les obligeant à prolonger certaines étapes ou à faire un nombre important de détours imprévus.
C'est une trentaine d'années plus tard, que le médecin de l'expédition, le Dr Real, déciderait de consigner par écrit ses souvenirs liés à sa toute première rencontre avec le Dr Weiss à Paris, puis à la création de la maison de santé argentine, mais surtout à l'insolite road-trip à travers le désert vert qui s'en était suivi quelque temps après, dont il fait un récit détaillé, accompagné des impressions et des réflexions que cette étrange expérience lui avait suscitées à l'époque.

D'une élégance sobre et tempérée, la plume de Saer n'est jamais emphatique ou dogmatique. L'écrivain, reconnu par ailleurs comme un grand maître de la ponctuation, affectionne particulièrement les phrases sinueuses, mais d'une clarté syntaxique toutefois toujours impeccable, tout à fait emblématiques des subtilités et des nuances de pensée insufflées à un propos qui, en contrepartie, recherche systématiquement à obtenir le mieux possible en matière de simplicité et d'intelligibilité.

À l'intention de ceux qui n'auraient pas encore eu l'occasion d'aborder son oeuvre, j'hésiterais néanmoins à suggérer de commencer par ce texte. Il vaudrait mieux, peut-être, s'être préalablement familiarisé avec le langage et l'univers littéraires singuliers de l'écrivain pour pouvoir savourer pleinement Les Nuages, court roman ou, si l'on préfère, longue nouvelle aux faux-airs de vieux conte philosophique du XVIIIe dans lequel, en fin de compte, l'aspect aventureux, malgré ce à quoi l'on pourrait légitimement s'attendre d'un road-trip annoncé dans le «wild-south» de la pampa argentine, ou de ses rebondissements parfois assez spectaculaires, reste avant tout subtilement immatériel et essentiellement subjectif.

En revanche, si jamais j'ai réussi à attirer l'attention sur cet auteur argentin, de nos jours toujours assez confidentiel, me semble-t-il, je conseillerais (et pour le coup sans la moindre hésitation) son chef d'oeuvre incontestable, «L'Ancêtre», pur bijou littéraire dont absolument aucun lecteur avisé ne devrait à mon sens se priver!
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— Une histoire de fous —

Dans un article repris ici en post-face, l'auteur éclaire ses intentions, ou plutôt ce qu'il en saisit à la relecture, après parution. Ça vaut ce que ça vaut, dit-il en substance. Quand faut-il le croire ? le narrateur, le jeune Dr Real, précisera : « Il vaut la peine de faire remarquer que les malades mentaux, quand ils ont une certaine éducation, ont presque toujours un penchant irrésistible à s'exprimer par écrit. »

Pour moi, aucun doute, Juan José Saer s'inclut dans les propos du personnage auquel il donne sa voix. L'incipit manifeste d'entrée une subjectivité construite en miroir(s) : « Déjà il se voit au coin de la rue... » Et bientôt une identité en mouvement, comme dans le ciel défilent les nuages : « Ce que nous percevons du passé comme véritable n'est pas l'histoire, mais notre propre présent qui s'objective de lui-même et que nous contemplons de l'extérieur. »

Juan José Saer observe alors dans un Paris contemporain le sieur Pigeon Garay, bien connu des lecteurs de JJS, que le non moins connu Tomatis met en relation avec Soldi, récipiendaire d'un manuscrit du 18e siècle, récit d'un certain Dr Real dont Pigeon prend connaissance avec nous.
De ce principe d'emboîtement, de transmission des récits et de l'investissement — de la perversion, dirais-je — d'un genre littéraire, JJS relie (relit) Les nuages avec L'enquête (qui m'avait laissé coi, faut bien dire…).

L'enquête jouait avec le genre policier, ici c'est le roman d'aventure historique, habité par trois thèmes : l'espace, le voyage et le délire.
L'espace, c'est la pampa argentine, au nord-ouest de Rosario, souvenir d'enfance et donc surtout un paysage intérieur où nous sommes invités : « La mémoire de ce lieu, qui serait un autre lieu pour qui vivrait ailleurs. »
Le voyage, ensuite, « qui constitue le thème principal de ce mémoire » prétend le narrateur. Mais il ne commence, ne paraît commencer que page 139 : « Nous partîmes. » Et aussitôt, détours, retours, etc. Il y a une destination (la maison de repos dirigée par le Dr Weiss où son assistant, le Dr Real, doit conduire des malades à travers la plaine argentine). Une destination, pas de progression. Une pensée orientale vient à l'esprit du jeune docteur : « Celui qui s'approche recule. »

Le récit est situé en 1804. Les deux psychiatres novateurs arrivent de France. Soit juste après la (supposée) libération des enchaînés à l'hôpital Bicètre (1793) dont Michel Foucault fait l'ultime borne de son Histoire de la folie à l'âge classique, au terme d'un siècle où la folie est constituée comme maladie mentale. JJS, qui vécut en France à partir de 1968, a assurément cette référence en tête.
Pour les médecins, pleins d'humanité et de secours pour les familles incommodées, il s'agit bien de soigner. Par exemple, Teresita, la petite nonne nymphomane et mystique dont les soins, sait-on, feront une morne acariâtre. « Mon devoir en tant que médecin, assure le jeune médecin, était de tenter de la guérir de sa folie et non de la laisser y impliquer la terre entière. »

Le rapport (au pluriel également) de la nonne avec les soldats montre au contraire une folie pré-médicale, le respect pour le délire mystique, comme lors d'une scène hallucinante où un autre malade, Troncoso, qui jouait auparavant avec réussite au bien portant, gesticule devant les Indiens, comme privé avec sa raison des attributs humains, et semble « exercer sur eux l'envoûtement des choses qui, de leur existence mystérieuse, fécondent la pensée et l'imagination. »
Sa parade insensée et performante suggère un autre monde qu'il est seul à habiter et dont nous ne partagerions que les prémices depuis « notre lieu monotone et gris ».

Le récit oscille entre délires raisonnants et raison délirante, la prétendue normalité n'étant que « le délire accepté de notre relation au monde. » Tous fous. C'est l'incapacité à reconnaître la folie qui constitue la norme. Deux critères permettraient cependant un triage : la stabilité distingue le fou du bien portant, car le premier se répète et milite pour sa folie. Et puis : « Pour qui ne sait pas s'y prendre, les fous, s'ils sont rarement dangereux, sont toujours lassants. »

Mais je l'ai dit plus avant, le délire est le troisième thème du roman et les fous n'en sont qu'une illustration. le délire c'est notre humanité, la fragile organisation de notre univers par le langage dans ses différentes expressions. le sujet du roman c'est le langage, qui permet d'être au monde et de le partager, au contraire de l'expérience brute qui nous laisse plantés, le nez dedans.

Et il y a fort à faire. le monde ne se soucie pas de nous. Il nous menace, dans un constant débordement, une prolifération illustrée par les cerises portées à la bouche machinalement par Pigeon, découvrant le manuscrit envoyé par Soldi. Les cerises et la transmutation de la matière dans la sensation et sa représentation, la matière d'un monde qui nous déborde, car depuis l'origine elle « s'est mise sans raison à proliférer », mais dont rien ne garantit cependant l'existence indépendamment de sa représentation.

Le monde menace notre monde où la réalité est comme « une minuscule bouchée entre les mâchoires d'une gueule illimitée. » le matérialisme atomiste de Héraclite et Lucrèce est déjoué par la plaine désertique où le petit docteur constate le caractère contingent des « rares choses disposées par des mains humaines » et les notions-mêmes qu'on peut en avoir.
Autour du brasier, dans la nuit glacée, les cavaliers forment une masse obscure, « solidaires dans cette même absurdité qui [les] a faits exister sans raison, fragiles et périssables. »

Le docteur fait une expérience de pensée, une expérience existentielle quand, dérouté par le point de vue de sa monture, il perd pied dans le monde objectif, naturaliste, et se trouve « exilé de [son] univers familier […] plongé au milieu de ce silence démesuré. » Ce dont dira le Dr Weiss : « Des fous, des chevaux et de vous, il est difficile de savoir qui sont les véritables fous. C'est le point de vue adéquat qui fait défaut. »

Aussi, davantage qu'à L'enquête, j'ai pensé à L'ancêtre durant ma lecture, aux anthropophages dépositaires de la réalité, responsables de l'illusion de l'existence face au néant. Au goût du vin partagé par le Dr Weiss avec le père Quesada : « Le sexe, le vin et la philosophie en nous arrachant à l'instant nous préservent, provisoires, de la mort. »

Que peut-on connaître ? Prudencio Parra voulait tout savoir. Il est parmi les malades la figure du découragement, mais peut-être aussi du consentement à n'être à peu près rien et ne savoir pas grand chose, lui dont les mouvements répétés des mains et des doigts décrivent les quatre étapes de la connaissance utilisées par l'enseignement du stoïcien Zénon (la représentation, l'assentiment, la compréhension, la science).

Rien n'est sûr. le narrateur tient à la fidélité au vrai, précepte de science et de vie. Mais « la folie, du seul fait d'exister, rend la vérité problématique. »
Alors on oscille dans une série de dualités, de la séparation du divin et de l'humain, et de la mystique de leur réunion dans l'acte charnel, devant le ciel et la plaine qui s'épousent, face à la crue puis à l'incendie (l'eau et le feu qui ont chacun partie liée aux nuages), avec les frères Verde et Verdecito, hommes de trop et de peu de mots, avec Troncoso qu'on dirait aujourd'hui bipolaire, les deux visages d'Osuna, etc.
(Sur ce, ne voulant pas en rajouter, je me permets de vous renvoyer à mon billet sur le réel et son double de Clément Rosset.)

Que peut-on faire ? de la littérature pour habiter et partager le monde.

« C'est dans cette ville que j'ai compris pour la première fois, du fait d'y être revenu après bien des années, que la part du monde qui perdure dans les lieux et les choses que nous avons désertés ne nous appartient pas, et que ce que nous appelons de manière abusive le passé n'est rien de plus que le présent coloré mais immatériel de nos souvenirs. »

Passage sur notre bref passage complété par la magnifique méditation sur les nuages, à l'essence semblable à celle de « l'advenir » (Cf. la citation de Creisifiction).
Je songe aussi à ce propos, le continent m'y invite, à la lutte espérée par Nicolas Duffour dans Mulukuku entre présent et passé, au contraire de ce lâcher-prise placé sous le signe de la quatrième Bucolique de Virgile, d'un nouvel âge d'or qui ne dépend ni d'une conquête ni d'une récompense, mais sera pour les hommes un don inexplicable, un caprices des Parques.

Je n'ai pas fini de réfléchir aux Nuages, ils continuent de passer, ils ne font pas « système », et devant le texte de JJS, nous sommes comme devant les proclamations de ce fou de Troncoso : « Parfois, sa proclamation insensée se composait de plusieurs feuillets, et parfois elle se limitait à une seule phrase, qui à première vue semblait n'avoir aucun sens mais, après plusieurs lectures, plusieurs sens différents, et plus tard, dans ma mémoire, à mieux y réfléchir, un sens précis mais énigmatique qui, bien que le lecteur eût l'impression de le deviner, était impossible à démêler. »

Sur ce, retour au début de cette (longue) recension.
(« Rien ne peut devenir aussi contagieux que le délire. »)


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Pigeon Garay, l'universitaire argentin exilé à Paris de l'Enquête, reçoit, au milieu d'un mois d'aout caniculaire une « disket » mystérieuse envoyée par Marcelo Soldi, l' une de ses connaissances sud-américaines. Elle contient un manuscrit douteux, d'après son ami Tomatis, daté du début du XIXe siècle et intitulé « Les Nuages » que Pigeon doit expertiser.
Il s'agit du journal du Dr Real, assistant du Dr Weiss un grand psychiatre européen aux méthodes avant-gardistes et à la personnalité attachante. Celui-ci a fondé « Les Trois Acacias » un centre modèle inspiré du jardin d'Epicure  situé à la périphérie de Buenos Aires. le Dr Real nous présente son mentor et nous raconte l'histoire du centre depuis sa fondation jusqu'à sa disparition. Puis il en vient à raconter la mission que le Dr Weiss lui a confiée pour l'aguerrir : convoyer quatre malades mentaux (puis cinq) et leur caravane constituée d'Indiens, de gauchos à la gâchette facile, de prostituées, de soldats et d'animaux depuis la ville (Santa Fé) à travers l'immense pampa jusqu'à Buenos Aires. le premier malade est un mélancolique qui gît, immobile, le poing fermé, répétant les gestes de Zénon pour décrire les chemins de la connaissance ; le deuxième une nonne nymphomane ; le troisième est un dandy maniaque et les deux derniers, des frères, souffrent de délire linguistique. Ils subissent des attaques d'Indiens façon western, sont poursuivis par un vieux chef sanguinaire, tout cela sous la menace constante d'inondations diluviennes. La mémoire du Dr Real n'est pas fiable.Il perd la notion du temps et de l'espace : l'horizon nuageux semble toujours à le même place. Notre bon Dr Real est de plus en plus halluciné.
Je n'ai pas pris le même plaisir à lire cet ouvrage (1997) que celui que j'ai pris à lire L'Enquête (1994), L'Ancêtre et surtout Glose (2016), mon préféré. Souvent, je me suis ennuyée, souvent j'ai été larguée. Évidemment, tout est parodique : faux roman picaresque, fausse chronique médicale, fausse épopée. Trop complexe, trop érudit, pas suffisamment drôle, pour moi. Cette nef des fous argentine ne m'a pas embarquée.
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Dans la torpeur d'un mois d'août caniculaire à Pairs, Pigeon Garay, un personnage récurrent de Saer, reçoit un manuscrit d'Argentine, un récit "qui pourrait s'intituler" Les nuages. le livre que nous allons lire, et dont nous ne saurons jamais s'il est une fiction, un témoignage, une invention, un récit authentique transformé en fiction...

Un certain Real, médecin formé à Paris, mais originaire d'Argentine, raconte une expérience tentée avec son mentor, le docteur Weiss, rencontré en Europe et qui a décidé d'installer dans le pays natal de Real une maison de santé réservé aux malades mentaux. Une maison révolutionnaire dans ce tout début du XIXe siècle, où il s'agit de soigner, sans réprimer ni faire souffrir, l'âme (ou l'esprit) étant aussi pris en compte que l'aspect purement médical. Une sorte d'utopie dans ce siècle qui va beaucoup en produire. Qui va prendre fin dans la violence, tant cette problématique et l'approche iconoclaste de Weiss éveillent de la suspicion et de l'inquiétude et heurtent les mentalités, dans un pays violent, en proie aux changements de régimes, aux guerres. Mais le moment essentiel de cette sorte d'épopée moderne de la science, est un voyage que Real a entrepris pour amener à la maison de santé 5 malades, qu'il est allé chercher dans sa région d'origine. Un voyage qui va prendre l'allure d'une sorte d'épopée, d'un mythe, d'une métaphore.

Saer, comme à son habitude, fait semblant de s'adonner à un (des) genre(s) qu'il détourne, subvertit, dont il fait une lecture en faisant des pas de côtés. Récit de voyage, roman d'aventures, presque une sorte de western, roman scientifique, évoquant la psychiatrie du début du XIXe siècle etc. La construction est bluffante, l'auteur joue en permanence avec son lecteur, l'égare dans des méandres, provoque une sorte de frustration, en arrêtant la narration en cours pour partir à un autre moment, sur une autre thématique... le coeur du récit sont les 5 malades, leur rencontre avec Real, leur histoire, le diagnostic et leur comportement pendant le voyage où rien ne se déroule comme cela devait se dérouler.

Dès la quatrième de couverture, le lecteur est prévenu : la frontière entre la normalité et la folie va être floue, questionnée. J'ai surtout eu la sensation que les malades étaient des sortes de métaphores, qu'ils poussaient à l'extrême des comportements, des attitudes liés aux domaines jugés essentiels par les hommes depuis qu'ils existent. Trois d'entre eux me semblent relativement clair : la soeur Teresita représente le discours et le rapport à la religion, au mysticisme, à la foi, Troncoso se réserve le politique, le pouvoir, la direction des hommes, Prudencio le savoir, la philosophie, la quête de la sagesse, sans oublier deux frères dont le rapport au langage est perturbé et perturbant. Leur supposée maladie n'empêche pas les deux premiers d'avoir un certain aura auprès d'un certain nombre de personnes, et on se dit qu'ils auraient peut-être pu, au lieu d'aller rejoindre la maison de santé du docteur Weiss, avoir leurs partisans et fonder leur église ou leur état. D'ailleurs, à quel point leurs visions du monde sont différentes de l'entreprise qui se révèle chimérique des docteurs Weiss et Real ?

Les étranges aventures du voyage ne ressemblent à aucun moment à ce que le lecteur s'attend à lire, par exemple la rencontre que l'on pressent avec le dangereux bandit Josesito. le passage final, dans lequel le choix du titre trouve une justification, sinon une clarification univoque, est une vraie splendeur, et questionne le rapport de l'homme au monde, à la nature, aux éléments, à la culture. Qu'une maison de « fous » apparaisse dans le dénouement comme un havre de paix et de normalité, montre le sens du second degré de Saer.

Comme toujours avec l'auteur, un livre à relire pour essayer d'en saisir un peu plus, et pour profiter de cette écriture splendide, baroque et précise à la fois.
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En ce début de mois de juillet parisien, alors qu'une «vague de chaleur fait rissoler la ville», un an après le voyage de Pigeon Garay en Argentine relaté dans «L'enquête», celui-ci entame la lecture d'un manuscrit sans titre reçu d'Argentine, dont son expéditeur dit qu'il pourrait s'appeler «Les nuages», et dont Tomatis, autre personnage récurrent de l'oeuvre de Saer, se demande s'il s'agit d'un témoignage historique ou d'une oeuvre de fiction.

L'histoire se déroule en Argentine au début du dix-neuvième siècle. le narrateur originaire du Río de la Plata, le docteur Real, «spécialiste des maladies qui affligent non pas le corps mais l'âme», a établi avec le docteur Weiss, qu'il a rencontré dans les hôpitaux de Paris, la première institution psychiatrique argentine à Buenos Aires, une institution utopique ou en tous cas avant-gardiste, où les fous ne sont pas enfermés et vivent avec le personnel soignant. Après une installation relativement aisée, leur projet va se heurter à de nombreux obstacles, l'ingérence de l'Eglise se prétendant compétente pour soigner les fous, et les conséquences tragiques de l'instabilité politique de l'Argentine, des guerres d'indépendance et des aventures du séduisant docteur Weiss avec des femmes mariées.

Ce roman de Juan Jose Saer est une oeuvre à multiples couches et temporalités, où l'on progresse vers le coeur du livre, le récit d'un voyage en 1804, où le narrateur doit acheminer en convoi cinq malades des environs de sa ville natale jusqu'à la maison de santé de Buenos Aires, en traversant le désert. Grand illusionniste, Juan Jose Saer a conçu ici une folle épopée aux allures de western, après son roman soi-disant policier «L'enquête». La grande traversée de la pampa est ralentie par la crue démesurée du fleuve cette année-là, le comportement dément des membres de cette caravane, et la menace d'un groupe d'Indiens rebelles. Finalement dans le désert, immensité vide hors du temps et des règles établies, les comportements des fous qui se replient sur eux-mêmes ou se stabilisent, et celui des sains d'esprit qui semblent perdre la raison, deviennent encore plus difficile à distinguer voire s'inversent.

«Ainsi, en quelques heures, nous nous mimes à pénétrer dans la partie la plus plate, la plus déserte et la plus pauvre de la plaine. Un vent du sud, persistant et glacé en dépit du ciel limpide où l'on apercevait aucun nuage, nous battait sur notre flanc gauche tandis que nous nous dirigions vers l'intérieur des terres alors qu'au ras du sol il faisait bouger les herbes grises et sèches que l'hiver avait peu à peu raréfiées. Nous avançâmes une journée entière en nous éloignant de l'eau vers le pur désert, et quand au crépuscule nous installâmes le camp en face d'un soleil rond, rouge et bas, énorme, qui touchait déjà presque la ligne d'horizon, soulignant d'un halo rougeâtre et brillant le contour des choses, j'eus l'impression, plus triste qu'effrayante, que c'était au centre même de la solitude que nous étions parvenus.»

Avec une traduction remarquable de Philippe Bataillon, ce roman magnifique publié en 1997 apparaît comme une parabole de l'exil des européens en Argentine, de l'idéalisme de leur mission dite civilisatrice, des menaces de barbarie et de destruction, et de l'impossibilité de comprendre et de raconter cette histoire aujourd'hui de façon non équivoque.
Un autre chef d'oeuvre de Juan Jose Saer.

«En entrant dans la fête, en traversant le patio, j'eus l'impression curieuse que la maison avec ses habitants et ses invites, et alentour la ville gagnée par la pénombre, étaient une minuscule bouchée entre les mâchoires d'une gueule illimitée, le fleuve et la plaine immense, humides et noirs, le firmament interminable, une bouchée posée dans une cavité noire et avide, prête à être dévorée.»
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Citations et extraits (14) Voir plus Ajouter une citation
Il était difficile de ne pas l'aimer immédiatement, de cet amour qu'on peut avoir par exemple pour un petit lapin, sachant qu'à peine l'aurons-nous adopté son existence chaude et nerveuse, pour qui nos mobiles, si différents des siens, ne comptent pour rien, nous apportera plus de complications que de joies.
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Rien ne semble trop coûteux, aucun effort ne semble excessif quand il s'agit de se débarrasser d'un fou, car il est difficile de trouver au monde quelque chose qui provoque autant d'incommodité.
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Rien ne stimule plus le délire que de devoir affronter une situation à laquelle on n'est pas préparé ; aussi impraticable que le menuet pour un sauvage, ou que le gaspillage pour un avare était pour nous, hommes d'études et de bibliothèque, le pouvoir arbitraire de la violence.
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Ce qui arrivait en réalité était ce qui arrive dans toutes les révolutions, c'est à dire que parmi les dirigeants un petit groupe, qui finit toujours par perdre, se compose de révolutionnaires convaincus, tandis que le reste est formé pour une part d'hommes influents du gouvernement précédent qui changent leur fusil d'épaule, et pour une autre part d'individus qui ne sont ni pour les uns ni pour les autres et se contentent de profiter des circonstances inespérées qui les ont conduits au pouvoir.
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Enfin, un après-midi les nuages commencèrent d’arriver. (...) Bien qu’ils fussent tous semblables, il n’en existait, n’en avaient existé depuis l’origine du monde, ni n’en existerait non plus jusqu’à l’inconcevable fin du temps, deux qui fussent identiques, et à cause des diverses formes qu’ils prenaient, des silhouettes reconnaissables qu’ils représentaient et qui allaient se défaisant jusqu’à ne plus ressembler à rien et même à adopter une forme qui contredisait celle qu’ils avaient prise un moment plus tôt, j’avais l’idée qu’ils étaient d’une essence semblable à celle de l’advenir qui, à leur image, se déroule dans le temps avec la familiarité étrange des choses qui, à l’instant même où elles adviennent, s’évanouissent dans ce lieu que personne n’a jamais visité et que nous appelons le passé.
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