— Une histoire de fous —
Dans un article repris ici en post-face, l'auteur éclaire ses intentions, ou plutôt ce qu'il en saisit à la relecture, après parution. Ça vaut ce que ça vaut, dit-il en substance. Quand faut-il le croire ? le narrateur, le jeune Dr Real, précisera : « Il vaut la peine de faire remarquer que les malades mentaux, quand ils ont une certaine éducation, ont presque toujours un penchant irrésistible à s'exprimer par écrit. »
Pour moi, aucun doute,
Juan José Saer s'inclut dans les propos du personnage auquel il donne sa voix. L'incipit manifeste d'entrée une subjectivité construite en miroir(s) : « Déjà il se voit au coin de la rue... » Et bientôt une identité en mouvement, comme dans le ciel défilent
les nuages : « Ce que nous percevons du passé comme véritable n'est pas l'histoire, mais notre propre présent qui s'objective de lui-même et que nous contemplons de l'extérieur. »
Juan José Saer observe alors dans un Paris contemporain le sieur Pigeon Garay, bien connu des lecteurs de JJS, que le non moins connu
Tomatis met en relation avec Soldi, récipiendaire d'un manuscrit du 18e siècle, récit d'un certain Dr Real dont Pigeon prend connaissance avec nous.
De ce principe d'emboîtement, de transmission des récits et de l'investissement — de la perversion, dirais-je — d'un genre littéraire, JJS relie (relit)
Les nuages avec
L'enquête (qui m'avait laissé coi, faut bien dire…).
L'enquête jouait avec le genre policier, ici c'est le roman d'aventure historique, habité par trois thèmes : l'espace, le voyage et le délire.
L'espace, c'est la pampa argentine, au nord-ouest de Rosario, souvenir d'enfance et donc surtout un paysage intérieur où nous sommes invités : « La mémoire de ce
lieu, qui serait un autre
lieu pour qui vivrait ailleurs. »
Le voyage, ensuite, « qui constitue le thème principal de ce mémoire » prétend le narrateur. Mais il ne commence, ne paraît commencer que page 139 : « Nous partîmes. » Et aussitôt, détours, retours, etc. Il y a une destination (la maison de repos dirigée par le Dr Weiss où son assistant, le Dr Real, doit conduire des malades à travers la plaine argentine). Une destination, pas de progression. Une pensée orientale vient à l'esprit du jeune docteur : « Celui qui s'approche recule. »
Le récit est situé en 1804. Les deux psychiatres novateurs arrivent de France. Soit juste après la (supposée) libération des enchaînés à l'hôpital Bicètre (1793) dont
Michel Foucault fait l'ultime borne de son
Histoire de la folie à l'âge classique, au terme d'un siècle où la folie est constituée comme maladie mentale. JJS, qui vécut en France à partir de 1968, a assurément cette référence en tête.
Pour les médecins, pleins d'humanité et de secours pour les familles incommodées, il s'agit bien de soigner. Par exemple, Teresita, la petite nonne nymphomane et mystique dont les soins, sait-on, feront une morne acariâtre. « Mon devoir en tant que médecin, assure le jeune médecin, était de tenter de la guérir de sa folie et non de la laisser y impliquer la terre entière. »
Le rapport (au pluriel également) de la nonne avec les soldats montre au contraire une folie pré-médicale, le respect pour le délire mystique, comme lors d'une scène hallucinante où un autre malade, Troncoso, qui jouait auparavant avec réussite au bien portant, gesticule devant les Indiens, comme privé avec sa raison des attributs humains, et semble « exercer sur eux l'envoûtement des choses qui, de leur existence mystérieuse, fécondent la pensée et l'imagination. »
Sa parade insensée et performante suggère un autre monde qu'il est seul à habiter et dont nous ne partagerions que les prémices depuis « notre
lieu monotone et gris ».
Le récit oscille entre délires raisonnants et raison délirante, la prétendue normalité n'étant que « le délire accepté de notre relation au monde. » Tous fous. C'est l'incapacité à reconnaître la folie qui constitue la norme. Deux critères permettraient cependant un triage : la stabilité distingue le fou du bien portant, car le premier se répète et milite pour sa folie. Et puis : « Pour qui ne sait pas s'y prendre, les fous, s'ils sont rarement dangereux, sont toujours lassants. »
Mais je l'ai dit plus avant, le délire est le troisième thème du roman et les fous n'en sont qu'une illustration. le délire c'est notre humanité, la fragile organisation de notre univers par le langage dans ses différentes expressions. le sujet du roman c'est le langage, qui permet d'être au monde et de le partager, au contraire de l'expérience brute qui nous laisse plantés, le nez dedans.
Et il y a fort à faire. le monde ne se soucie pas de nous. Il nous menace, dans un constant débordement, une prolifération illustrée par les cerises portées à la bouche machinalement par Pigeon, découvrant le manuscrit envoyé par Soldi. Les cerises et la transmutation de la matière dans la sensation et sa représentation, la matière d'un monde qui nous déborde, car depuis l'origine elle « s'est mise sans raison à proliférer », mais dont rien ne garantit cependant l'existence indépendamment de sa représentation.
Le monde menace notre monde où la réalité est comme « une minuscule bouchée entre les mâchoires d'une gueule illimitée. » le matérialisme atomiste de
Héraclite et Lucrèce est déjoué par la plaine désertique où le petit docteur constate le caractère contingent des « rares choses disposées par des mains humaines » et les notions-mêmes qu'on peut en avoir.
Autour du brasier, dans la nuit glacée, les cavaliers forment une masse obscure, « solidaires dans cette même absurdité qui [les] a faits exister sans raison, fragiles et périssables. »
Le docteur fait une expérience de pensée, une expérience existentielle quand, dérouté par le point de vue de sa monture, il perd pied dans le monde objectif, naturaliste, et se trouve « exilé de [son] univers familier […] plongé au mi
lieu de ce silence démesuré. » Ce dont dira le Dr Weiss : « Des fous, des chevaux et de vous, il est difficile de savoir qui sont les véritables fous. C'est le point de vue adéquat qui fait défaut. »
Aussi, davantage qu'à
L'enquête, j'ai pensé à
L'ancêtre durant ma lecture, aux anthropophages dépositaires de la réalité, responsables de l'illusion de l'existence face au néant. Au goût du vin partagé par le Dr Weiss avec le père Quesada : « Le sexe, le vin et la philosophie en nous arrachant à l'instant nous préservent, provisoires, de la mort. »
Que peut-on connaître ? Prudencio Parra voulait tout savoir. Il est parmi les malades la figure du découragement, mais peut-être aussi du consentement à n'être à peu près rien et ne savoir pas grand chose, lui dont les mouvements répétés des mains et des doigts décrivent les quatre étapes de la connaissance utilisées par l'enseignement du stoïcien Zénon (la représentation, l'assentiment, la compréhension, la science).
Rien n'est sûr. le narrateur tient à la fidélité au vrai, précepte de science et de vie. Mais « la folie, du seul fait d'exister, rend la vérité problématique. »
Alors on oscille dans une série de dualités, de la séparation du divin et de l'humain, et de la mystique de leur réunion dans l'acte charnel, devant le ciel et la plaine qui s'épousent, face à la crue puis à l'incendie (l'eau et le feu qui ont chacun partie liée aux nuages), avec les frères Verde et Verdecito, hommes de trop et de peu de mots, avec Troncoso qu'on dirait aujourd'hui bipolaire, les deux visages d'Osuna, etc.
(Sur ce, ne voulant pas en rajouter, je me permets de vous renvoyer à mon billet sur
le réel et son double de
Clément Rosset.)
Que peut-on faire ? de la littérature pour habiter et partager le monde.
« C'est dans cette ville que j'ai compris pour la première fois, du fait d'y être revenu après bien des années, que la part du monde qui perdure dans les
lieux et les choses que nous avons désertés ne nous appartient pas, et que ce que nous appelons de manière abusive le passé n'est rien de plus que le présent coloré mais immatériel de nos souvenirs. »
Passage sur notre bref passage complété par la magnifique méditation sur
les nuages, à l'essence semblable à celle de « l'advenir » (Cf. la citation de Creisifiction).
Je songe aussi à ce propos, le continent m'y invite, à la lutte espérée par
Nicolas Duffour dans
Mulukuku entre présent et passé, au contraire de ce lâcher-prise placé sous le signe de la quatrième Bucolique de
Virgile, d'un nouvel âge d'or qui ne dépend ni d'une conquête ni d'une récompense, mais sera pour les hommes un don inexplicable, un caprices des Parques.
Je n'ai pas fini de réfléchir aux Nuages, ils continuent de passer, ils ne font pas « système », et devant le texte de JJS, nous sommes comme devant les proclamations de ce fou de Troncoso : « Parfois, sa proclamation insensée se composait de plusieurs feuillets, et parfois elle se limitait à une seule phrase, qui à première vue semblait n'avoir aucun sens mais, après plusieurs lectures, plusieurs sens différents, et plus tard, dans ma mémoire, à mieux y réfléchir, un sens précis mais énigmatique qui, bien que le lecteur eût l'impression de le deviner, était impossible à démêler. »
Sur ce, retour au début de cette (longue) recension.
(« Rien ne peut devenir aussi contagieux que le délire. »)