Qui n'a pas, lors d'un voyage en voiture ou en train, aperçu un immeuble aux fenêtres éclairées, ou un groupe de maisons, et s'est alors dit "Il y a des familles qui vivent là, et chacune de leur vie est une histoire à part entière..." ? C'est sans doute aussi ce que s'est dit
Jose Saramago, sauf que lui a eu l'idée d'en faire un roman.
Ce roman a été ignoré par la maison d'édition à qui il l'avait envoyé, puisqu'elle n'a même pas pris la peine de lui répondre... Et puis, plus de 30 ans plus tard, alors que l'auteur était devenu un des plus grands écrivains portugais... La maison d'édition déménage... Et retrouve la pépite dans les cartons... S'empresse de joindre
Saramago pour lui proposer de l'éditer... Mais l'auteur a son honneur... Non seulement il refuse et récupère le manuscrit (jusque là, rien de plus normal).... mais en plus il déclare que ce manuscrit ne sera jamais édité de son vivant. Son épouse et la fondation
Jose Saramago se chargent de le livrer aux lecteurs après sa mort.
Au delà de la fierté de l'auteur, et du cadeau que ce livre représente pour ses admirateurs (un nouveau livre de son auteur fétiche après sa mort, c'est vraiment extraordinaire !) qu'évoquent Pilar de Rubio, sa veuve, en introduction de ce roman, on peut essayer d'envisager les raisons qui ont fait que ce livre soit resté caché.
Tout d'abord ce livre est totalement du
Saramago... et n'en est pas tout à fait. Les personnages dessinés par l'auteur ressemblent beaucoup à ceux des autres romans de
Saramago, enfermés dans une vie qui ne les satisfait pas, cherchant un changement qui leur apporterait le bonheur. le style en revanche est beaucoup plus classique, moins personnel. Ces paragraphes monoblocs où les dialogues ne se différencient pas du reste du récit, qui apparaissent à partir d'
Histoire du siège de Lisbonne (pour ceux que j'ai lu) et qui deviennent la marque de
Saramago ensuite, il n'en est pas question ici. Les chapitres sont gentiments agencés, reprenant pour l'essentiel chacune des histoires des différents locataires à peu près où l'auteur les a laissé, seul le chapitre introductif les regroupant tous dans la présentation. En 1989, quand
Saramago retrouve ce manuscrit, n'a-t-il pas peur que ce livre soit moins "original" dans son style qu'il ne l'aurait été à l'époque ? Dans son style, et surtout dans les sujets abordés.
Car
Saramago n'est pas tendre ici avec les couples, l'institution du mariage qui légitime la domination masculine, dissimule la violence domestique, réunit parfois un homme et une femme qui passent leur temps à se rendre mutuellement malheureux. Heureusement que le couple Sylvestre-Mariana donne une certaine image du bonheur, autrement le reste serait à désespérer. Les questions de l'adultère, de l'homosexualité féminine, des femmes entretenues sont également abordées, par un jeune homme de moins de 30 ans, dans les années 50 de la dictature de Salazar. On comprend mieux pourquoi l'éditeur a craint de sortir le livre, même si
Saramago fait bien attention de ne quasiment pas évoquer la politique (sauf si on lit entre les lignes les débats entre Sylvestre et son jeune locataire Abel).
Mais plus de 30 ans plus tard, ces sujets sont-ils toujours autant sensibles et avant-gardistes, 15 ans après la Révolution des Oeillets.
Saramago savait que son roman était une bombe dans les années 50... mais bien moins explosif à l'aube des 90. Il reste néanmoins un roman très touchant, où l'auteur choisit d'observer ces familles en vases clos, majoritairement des couples avec un enfant (pour la moitié des appartements) et une autre moitié de schémas plus "originaux": le couple sans enfant, la femme "célibataire", et la famille "féminine" avec deux soeurs veuves et les deux filles de l'une d'elles. Comme dans n'importe quel immeuble, certains rapports existent mais pour la plupart juste de voisinage, sans solidarité excessive. On s'observe mais on a beaucoup plus à faire de ses problèmes à soi, même si le système collectif aura son fonctionnement et son impact final.
Chaque personnage rêve d'une meilleure vie, de plus d'argent pour satisfaire ses besoins. du changement, il en surviendra pour chacun, l'auteur nous laissant en suspens pour chaque histoire sur la réelle importance de ce changement, révolution ou maintien dans une certaine routine... Les vies continuent, les lumières des fenêtres continuent à s'éteindre et s'allumer, laissant les observateurs extérieurs à leurs conjectures, les réponses resteront derrière les portes.