C’était une belle journée radieuse, les branches des palmiers de la place du Maréchal-Foch remuaient légèrement dans la brise venue de la mer, il y avait dans le port un bateau de croisière blanc comme neige, tel un grand iceberg, et je me promenais par les ruelles avec le sentiment d’être libre comme l’air, je pénétrais dans l’une ou l’autre des sombres entrées de maison semblables à des galeries de mine, je lisais avec une certaine piété les noms des inconnus sur les boîtes aux lettres de fer-blanc, et j’essayais de m’imaginer habitant l’une de ces forteresses de pierre, sans autre occupation jusqu’à la fin de mes jours que l’étude du temps passé et du temps qui passe. Mais comme aucun d’entre nous ne peut sereinement rester face à soi-même, et comme nous devons tous avoir des projets plus ou moins sensés, le fantasme qui venait de naître en moi – passer quelques dernières année sans la moindre espèce d’obligation – fut bientôt refoulé par le besoin de remplir l’après-midi d’une manière quelconque, et donc, sans savoir comment je me retrouvai dans le hall du musée Fesch, tenant à la main un carnet, un crayon et un billet d’entrée.
Bien que le gibier qui autrefois peuplait en si grande quantité les forêts de l'île soit à présent presque complètement exterminé, aujourd'hui comme hier, tous les ans au mois de septembre, la fièvre de la chasse explose en Corse. Lors de mes excursions à l'intérieur de l'île, j'ai chaque fois eu l'impression que toute la population masculine participait à un rituel de destruction depuis longtemps dépourvu de finalité. Les hommes d'un certain âge, portant en général leur tenue civile, le bleu de travail, sont postés le long des routes jusque tout en haut dans la montagne, les plus jeunes, dans une sorte d'équipement paramilitaire, quadrillent la région en jeep et en 4x4, comme s'ils occupaient le pays ou attendaient une invasion de l'ennemi. Pas rasés, avec de lourds fusils et des gestes menaçants, ils ressemblent aux milices croates et serbes qui ont détruit leur pays avec leur activisme absurde, et comme les cow-boys Marlboro de la guerre en Yougoslavie, les chasseurs corses, quand on s'égare sur leur territoire, ne plaisantent pas.
À cette époque, tous étaient indispensables, même ceux qui étaient morts. En revanche, dans les conurbations de la fin du XXe siècle, où chacun est remplacé dans l'instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d'oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l'enfance, l'origine, les aïeux, les ancêtres.
Selon toute apparence, la famille d'un défunt qui possédait un quelconque bout de terrain ne voulait pas ou n'osait pas emporter le mort hors de son bien familial. L'enterrement sur la terre héritée des ancêtres, usuel en Corse pendant des siècles, ressemblait à un contrat d'inaliénabilité de cette terre, passé entre chaque défunt et sa descendance, et tacitement renouvelé de génération en génération.
En revanche, dans les conurbations de la fin du XXe siècle, où chacun est remplaçable dans l'instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d'oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l'enfance, l'origine, les aïeux et les ancêtres.
Diffusée sur France Culture tous les samedis de 17h à 18h, l'émission de Matthieu Garrigou-Lagrange intitulée "Une vie une oeuvre", se consacrait le 29/09/2012 à dresser un portrait de l'écrivain allemand, W. G. Sebald. Par Christine Lecerf. Réalisation : Jean-Claude Loiseau. Winfried Georg Sebald naît dans un petit village retiré de Bavière, quand les bombes pleuvent sur l’Allemagne.Trop petit pour se souvenir mais incapable d’oublier, Sebald ne cessera de s’attaquer aux troubles de la mémoire allemande et à ses ravages dans les têtes et dans les corps, comme il l’écrira dans son essai manifeste "De la destruction", publié en 1999. Dès l’âge de vingt deux ans, Sebald s’exile volontairement en Angleterre, d’abord à Manchester, puis à Norwich, où, jusqu’à sa mort tragique dans un accident de voiture, à l’âge de 57 ans, il enseigne et commente les œuvres de ses auteurs de prédilection, comme Kafka, Walser ou Bernhard.
Chercheur de traces, Sebald se met à arpenter le paysage et à collectionner les vieilles cartes postales pour écrire ses propres livres. "Les émigrants", "Les anneaux de Saturne", "Austerlitz" sont tous des objets inclassables dans le paysage littéraire : montage de texte et d’images, télescopage d’époques et de lieux, qui réveille les mémoires.
Portrait d'un promeneur mélancolique qui chassait les souvenirs comme on chasse les papillons.
Avec :
Romain BONNAUD, créateur du blog Norwich consacré à Sebald
Ulrich von BÜLOW, directeur du fonds Sebald aux Archives de Marbach
Lucie CAMPOS, auteur de « Sebald, fictions de l’après »
Patrick CHARBONNEAU, traducteur de Sebald
George Arthur GOLDSCHMIDT, traducteur et écrivain
Muriel PIC, auteur de « Sebald, l’image papillon »
Ruth VOGEL-KLEIN, spécialiste de l’œuvre de Sebald
Marie, amie d'enfance de Sebald
Textes lus par Stéphane Valensi
Archives
Entretien de W.G.Sebald avec Michael Silverblatt, 6 décembre 2001, KCRW
Sebald lit "Les émigrants", Hoergold, 2000
Theresienstadt, ein Dokumentalfilm von Kurt Gerron, 1944
Liens
Blog français « Norwich » consacré à Sebald : http://norwitch.wordpress.com
Blog allemand Sebald : http://www.wgsebald.de/werke.html
Archives de Marbach : http://www.dla-marbach.de/
Bibliographie
Lucie CAMPOS, Coetzee, Kertesz, Sebald, fictions de l’après, Classiques Garnier, 2012
George Arthur GOLDSCHMIDT, L'esprit de retour, Seuil, 2011
Muriel PIC, Sebald l’image papillon, Les presses du réel, 2009
Ruth VOGEL KLEIN, W.G. Sebald / Mémoire, Transferts, Images, in "Recherches Germaniques" n°2, 2005
Thèmes : Arts & Spectacles| Littérature Etrangère| Allemagne| Mémoire| Winfried Georg Sebald
Source : France Culture
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