Maigret, nul ne l'ignore, est un brave homme. Il n'est pas jusqu'aux pires truands professionnels qui ne reconnaissent son humanité foncière et nombreux sont ceux qui, avant de marcher à la guillotine, ont demandé à lui parler une dernière fois bien qu'il fût responsable de leur arrestation. Evidemment, il est arrivé aussi que tel ou tel personnage tente de tirer parti de cette immense vertu à double-tranchant. Mais ici, le coup est particulièrement vicieux. Si vicieux même que
Maigret redoutera pratiquement jusqu'à la fin qu'il n'ait été commandité par vice pur, par simple amour de faire le mal pour le mal.
Donc, réveillé une fois de plus alors qu'il vient à peine de s'endormir, le commissaire enregistre au téléphone les plaintes angoissées d'une jeune provinciale, qui affirme arriver de la Rochelle, et avoir été entraînée par sa seule amie à Paris dans une histoire de photos louches. Cela s'est passé le soir-même : son amie et l'amant de celle-ci, un certain Marco, l'ont fait boire et Dieu sait ce qu'il serait arrivé si la jeune inconnue n'était parvenue à fuir, laissant malheureusement derrière elle son sac à main et son argent. Ayant eu vent, comme tout le monde, de la réputation du commissaire
Maigret, elle s'est permis de l'appeler à cette heure indue parce que, perdue dans ce Paris aussi nocturne que totalement inconnu, la pauvre enfant ne sait plus quoi faire. le commissaire pourrait-il venir à son aide ?
En dépit de la tasse de café que lui apporte sa femme et qu'il absorbe illico pour se remettre les idées bien en place,
Maigret continue à juger un peu bancale toute l'histoire mais enfin, son métier le lui a appris, ce ne sont pas toujours les histoires les plus cohérentes qui se révèlent les plus véridiques . Certes, il pourrait se décharger de tout cela sur un inspecteur - on lui reprochera suffisamment par la suite de ne l'avoir pas fait - mais ce n'est pas dans sa nature. Et le voilà qui part en taxi rejoindre la jeune fille, dans un bar dénommé "Chez Désiré." Il l'expédie ensuite dans un petit hôtel qu'il connaît. Flageolant sur ses jambes et l'angoisse l'abandonnant peu à peu, elle va jusqu'à demander à son sauveur de l'aider à enlever sa jupe mais
Maigret s'en tiendra là et la laissera en combinaison, après lui avoir promis de revenir le lendemain-matin.
Seulement, le lendemain-matin, c'est
Maigret qui se voit très officiellement convoqué par le Préfet pour "affaire le concernant." Tout de suite, le commissaire sent le lézard caché sous la pierre mais il n'est pas homme à renâcler devant l'obstacle. Il fonce ... Ou plutôt il gagne le bureau, très feutré, du Préfet - un nouveau, sorti d'une grande école et désireux plus que quiconque de voir enfin la P. J. se débarrasser des policiers de jadis, formés "sur le tas." Et là, bien sûr, on lui donne (non sans délectation sadique ) une version bien différente des faits de la veille. En effet, selon
Nicole Prieur, fille très chère du maître de requêtes au Conseil d'Etat Jean-Baptiste Prieur et digne étudiante en Sorbonne, la pure et chaste jeune fille qu'elle est également a rencontré, tout à fait par hasard, dans un bar, le commissaire
Maigret, lequel lui a proposé de le suivre dans sa traque d'un petit malfrat. de bar en bar, il l'a fait boire pour, finalement, tenter d'abuser d'elle.
Ni plus, ni moins. ;o)
Sur ordre du ministre de l'Intérieur, grand ami de Prieur, une enquête est immédiatement diligentée et le commissaire doit, dans un premier temps, faire sa propre déposition à l'un de ses inspecteurs - il choisit Janvier, furibond de voir son chef bien-aimé ainsi soupçonné et de pareil acte - avant de se voir mis en "congé illimité." Car, vous vous en doutez , tant qu'il a accès à son bureau de la P. J. , impossible d'empêcher
Maigret de rester à attendre que ça se passe. Comme il n'a évidemment pas le droit d'aller rôder du côté de chez les Prieur, il se débrouille pour faire photographier la jeune Nicole par un vieil inspecteur qu'il connaît bien, demande à Lucas de fouiller ici et là, entraîne même Mme
Maigret dans un restaurant assez coté dont le sous-sol est réservé, le soir, à un club de "blousons dorés", le Club des Cent-Clés, auquel appartient la jeune Nicole. Là, le hasard veut qu'il puisse interroger à loisir le gérant dudit club, qu'il connaît de longue date. Et ainsi de suite ...
Tant et si bien que le Directeur de la Police Judiciaire, son supérieur hiérarchique, ma foi bien embêté, il faut tout de même le souligner , lui dit, plus tôt que prévu, de prendre un peu de vacances.
Maigret obéit mais ne manque pas de donner ses ordres en partant tout en indiquant bien à ses inspecteurs dans la confidence qu'ils sont probablement suivis par les "boeufs-carottes", voire par les services directs du Préfet.
Et puis, il repart à l'assaut.
Le lecteur est évidemment perplexe. Aussi perplexe que l'indicateur chez qui, depuis plusieurs semaines, occupé par une affaire de vols de bijoux accomplis selon un certain mode opératoire,
Maigret se rendait tous les jours. Comme il le fait remarquer, non sans bonhomie et avec bon sens, qu'on veuille envoyer une ou deux balles à
Maigret, ça pourrait se comprendre. Mais monter une histoire de moeurs, franchement, c'est impensable (pour ne pas dire complètement crétin) .
Et c'est dans l'appartement du vieil indicateur, alors que sa jeune maîtresse, Aline, vingt-deux ans, évoque les soins qu'elle est allée se faire donner chez le dentiste d'en face, que la vérité commence lentement à se faire jour dans l'esprit de
Maigret ...
Une vérité impensable en effet. Une vérité qui souffre non d'un excès de crétinisme ou de vice mais bel et bien d'un excès d'intelligence. L'homme qui a conçu le piège dans lequel est tombé notre commissaire est très intelligent, d'une intelligence probablement au-dessus de la moyenne. Et coupable d'un certain nombre d'assassinats qu'il ne tient pas, cela va de soi, à voir s'étaler à la une des journaux. le problème, c'est que cet assassin s'est persuadé tout seul que
Maigret venait dans le coin parce qu'il
le suspectait, lui. L'histoire du vieil indicateur, celle des balles qu'il a reçues dans les jambes et l'ont rendu provisoirement infirme (ce qui contraint
Maigret à lui rendre visite), celle des vols de bijoux, tout ça,
l'assassin ne connaissait pas. Paranoïaque comme nombre de meurtriers, il a pris peur et a eu recours à ses relations - dont la petite
Nicole Prieur, qui fut sa maîtresse - pour monter cette histoire qui, pour quiconque connaît bien
Maigret, sonnait tellement faux.
Bien entendu, tout rentre dans l'ordre et
Maigret est réintégré dans ses fonctions. le jeune Préfet - qui a tout de même une bonne quarantaine - est peut-être un tantinet maussade mais le Directeur de la P. J., lui, est soulagé. Ne plus entendre
Maigret l'appeler "Patron", ça lui manquait. Et puis,
Maigret a tout de même trois ans encore à faire avant sa retraite ... Et puis ... Et puis, là : c'est mieux comme ça !
Opinion partagée par un lecteur qui, bien qu'ayant dévoré le livre les yeux complètement ronds et sûr et certain du triomphe final de son héros, n'en a pas moins ressenti quelques petits frissons embarrassants devant le machiavélisme de l'adversaire anonyme du commissaire. Un lecteur qui, à un certain moment, n'est pas loin de suspecter le Préfet lui-même - tout simplement parce que ce pimpant quadragénaire à l'éternel sourire - plus il vous saque, plus il vous sourit - appartient à une espèce en général peu aimée : celle des bureaucrates lèche-bottes et fils-à-papa.
Mais, bien sûr, le coupable, ce n'est pas le Préfet . A vous donc de découvrir le responsable de ce que l'on peut nommer, en somme, "l'Affaire
Maigret", et bonne lecture ! ;o)