Le 23 mars 2019, je vous ai présenté Élisabeth Sauvy, soeur d'Alfred, sur la base de l'excellente biographie par
Benoît Heimermann "Titaÿna 1897-1966" et dans laquelle j'avais promis le présent billet. Pour bien saisir les particularités de cette femme dans ses pérégrinations peu ordinaires, je me permets de vous renvoyer à ce billet.
Cette belle édition de la famille Marchialy de 2016 comporte les écrits suivants de Titaÿna :
1) Une femme chez les chasseurs de têtes, 1934 ;
2) La caravane des morts, 1929, page 142 ;
3) 10.000 Kilomètres à bord des avions ivres, 1929, page 210 et
4) Mes mémoires de reporter, 1937-1938, page 230.
Lorsque Titaÿna a débarqué dans l'île de Célèbes, Sulawesi en Indonésien, son arrivée n'est pas passée inaperçue. "Une femme, son enfant sur la hanche, me regardait la bouche ouverte, un Chinois était sorti de sa boutique, des enfants couraient autour de nous dans la poussière". Ce "nous" était elle et son cheval, traversant 30 kilomètres seuls d'une "jungle presque inviolée (qui) ont émietté le souvenir de la civilisation", le pays Toraja, le pays des chasseurs de têtes.
L'Indonésie, 17.500 îles, un tiers inhabité et 4 fois la superficie de la France, a de quoi offrir du beau comme Java, Bali et le Bornėo sauvage, mais c'est la 4e île du pays, Sulawesi, avec seulement 7% de la population sur un territoire presque aussi vaste que la Roumanie, qui eût la préférence de notre courageuse voyageuse.
Les Toraja, nom dérivé de "to ri aya" ou "gens d'en haut", sont actuellement à peu près 650.000 et la grosse majorité vivent toujours dans leur région d'origine. Ils sont connus pour leurs rites funéraires compliqués. En 2003, le réalisateur français, Christian Crye, a produit un documentaire remarquable "Les Toraja d'Indonésie : Laissez entrer ceux qui pleurent".
De nos jours, l'expression "chasseurs de têtes" est réservée aux innombrables et souvent prétentieux bureaux de recrutement de collaborateurs prometteurs dans des villes comme Paris, Bruxelles, Milan etc. Dans les années 1930, là-bas, vivaient encore des tribus de mangeurs de têtes. En fait, le groupe ethnique des Asmat était anthropophage jusque dans les années 1960. En 1995, "Libération" a reporté l'existence d'une tribu cannibale en Irian Jaya et juste quelques années avant avaient été signalés des mangeurs d'hommes dans les tribus des Daos et Liawep dans la même partie indonésienne de la Nouvelle-Guinėe occidentale.
Drôle d'endroit donc pour une jeune et belle Française de 37 ans, entre les rizières, les cocotiers, les buffles noirs... et les crânes humains, trophées de chasse, suspendus au sommet des demeures et les mangeurs de bétel édentés. Notre exploratrice téméraire remarque cependant certaines caractéristiques de ce peuple primitif qu'elle apprécie et met en exergue : l'hospitalité complète, les Torajas offrent ce qu'ils ont et ne veulent rien en retour ; ils pratiquent un système de gestion communiste et "la hiérarchie ignore les marques extérieures du respect". Titaÿna a de la sympathie pour ce peuple "au regard droit, dont la brutalité de vie n'a tué la délicatesse d'aucune émotion humaine" (page 38).
L'auteure raconte avec forts détails la place importante que le culte des morts occupe dans la vie de tous les jours des Torajas. Elle déplore que la colonisation par les Hollandais et son volet religieux entraînent fatalement une perte d'authenticité. le Toraja apprend que tout s'achète et se paie. Élisabeth Sauvy est choquée lorsque des jeunes locaux, après lui avoir chanté sans y avoir été invités une prière, estiment qu'elle doit les payer pour leurs services !
La seconde partie de son premier livre est située à Bornėo. Quarante après Titaÿna, en 1974, j'ai effectué un assez long périple dans la partie nord de cette 4e île du monde (après l'Australie, le Groenland et la Nouvelle-Guinée) qui comprend la Malaisie orientale avec les provinces de Sabah et Sarawak, le sultanat de Brunei Darussalam et le Territoire de Labuan (une zone franche et centre de toutes sortes de trafics, légaux et un peu moins légaux). Kalimantan est le nom de la partie indonésienne de l'île (73%), que je n'ai pas visité, mais qui est célèbre grâce aux romans de
Joseph Conrad, "
Lord Jim" de 1900 et spécialement "
Au coeur des ténèbres" de 1899.
En l'espace de 4 décennies l'évolution de Bornéo a été terrible. Surtout du point de vue touristique. Quoique dans un coin isolé, j'ai fait un tour d'une demi-journée en pirogue avec des rameurs avec qui toute communication était exclue, mais qui adoraient les cigarettes belges. le récit de Titaÿna me rappelle cette randonnée, mais sans les dangers d'antan évidemment. L'eau brune de la boue, pas de côtes définies, des cabanes sur pilotis et les crocodiles. Sauvage, impressionnant et spectaculaire par endroits. Un Anglais lui avait dit "Borneo it's hell (l'enfer)" et un Néerlandais l'avait rectifié : "No, it's mud (la boue)".
Les Kayans, Kenyas et Bahâous, les derniers Dayaks préservés, ne s'attaquent pas à un blanc ou une blanche. le danger y provient de la multitude d'insectes et le fléau de Bornéo, plus redoutés que les tigres, sont les sangsues que rien n'arrête, qui détruisent le gibier et déciment les troupeaux de buffles. Leur morsure provoque de nombreuses morts en forêts et villages.
Le récit de la caravane des morts date de 1929 et est moins bien écrit, comme si l'auteure cherchait encore son style à elle. Chaque année, des frontières de l'Inde et de l'Afghanistan se déroule la Caravane de Shiites morts vers les lieux saints (des partisans d'Ali, après la mort du prophète Mahomet) de Nedjef et Kerbala en Irak. Notre globetrotteuse a entrepris le même long voyage de Téhéran en passant par Ispahan et Chiraz aux cimetières sans limites avec des tombes à perte de vue des endroits précités.
Les 2 derniers chapitres, sur ses nombreux kilomètres à bord de toutes sortes d'avions à une époque où l'aviation était encore au stade des aventuriers et pionniers, ainsi que ses mémoires de reporter sont d'une lecture passionnante, mais ne se laissent, bien entendu, pas résumer.
Je regrette qu'en 1940, Titaÿna ait fait des malheureux choix politiques, d'autant plus qu'elle a été une voyageuse hors pair, disposant d'un sens d'observation exceptionnel et de talents d'écriture indéniables.