Comprendre l'histoire de notre pays, comme d'ailleurs l'histoire mondiale est, sans doute, une des approches nécessaires pour appréhender notre France et notre monde actuels.
Il ne faut pas, certes, tomber dans la facilité de « faire parler » une situation que nous connaissons de nos jours à l'aune d'une situation passée, dans une sorte de copié-collé, c'est ce que font volontiers les politiciens. Ou encore de se contenter de dire que l'histoire est un éternel recommencement.
Mais les comportements humains qui animent les événements restent, au fond, les mêmes, quelle que soit l'époque, et justifient cette comparaison passé-present.
Cependant, l'interprétation des grands bouleversements sociétaux et politiques que sont les périodes révolutionnaires est plus difficile à faire que celle des changements progressifs.
C'est tout l'intérêt de cet ouvrage de Tocqueville (surtout connu pour son analyse de référence «
de la Démocratie en Amérique », analyse magistrale de l'organisation politique des États -Unis au 19ème siècle).
A l'inverse des autres, tels celui remarquable d'Albert Mathiez que j'ai commenté il y a quelque temps, le livre d'Alexis de Tocqueville ne donne aucun déroulé des événements ; et d'ailleurs, aucune analyse de la révolution de 1789 et de son évolution jusqu'à sa chute n'est donnée. Qu'est-ce qui l'en a empêché? Sans doute la difficulté d'appréhender cette période révolutionnaire, lui qui était de la noblesse, et partisan de l'ordre en politique. En effet, si l'on a trouvé des notes de lui sur le Consulat, une période plus stable, aucune note sur la Période révolutionnaire n'a été retrouvée.
Tocqueville se limite donc en réalité, mais c'est stimulant pour la réflexion, à nous produire un essai d'analyse socio-politique de cette période qu'il appellera l'Ancien Régime, pour en discerner les raisons qui ont conduit au grand basculement dans la période révolutionnaire. Un essai étayé par de très nombreuses et volumineuses notes qui montrent que l'auteur a systématiquement analysé un nombre considérable de documents, notamment de caractère administratif, pour comprendre comment fonctionnait l'Ancien Régime.
L'ouvrage se décompose en 3 « livres », disons trois grands chapitres.
Dans le premier, Tocqueville essaie de devenir l'essence même de la Révolution française, d'abord en disant ce qu'elle n'est pas. Elle n'est ni anti-religieuse, ni politique, ni sociale, mais plutôt un changement de ce qu'il qualifie d'institutions qui vont devenir égalitaires en substituant à une survivance d'institutions féodales. C'est-à-dire un changement à la fois politique et social très en avance sur ce qui s'est passé dans les autres pays européens.
Dans le second, le plus étoffé, Tocqueville analyse comment a évolué la France Royale au cours des siècles qui ont précédé celui de la Révolution.
D'abord une analyse de l'Etat, montrant que la centralisation du pouvoir, avec comme conséquence une centralisation administrative, a été une sorte d'obsession des souverains depuis le Moyen Age, dans le but notamment de briser ou contourner le pouvoir des féodalités. Cela culmine avec Louis XIV qui va décider, avec son célèbre « L'Etat c'est moi », que l'Etat royal est propriétaire de toutes les terres du royaume, et que les « vrais » propriétaires, noblesse, clergé, bourgeois, paysans, etc… ne sont que dépositaires d'un bien appartenant à l'Etat, c'est-à-dire au Roi. En quelque sorte, un collectivisme royal!
Or cette centralisation va vider progressivement de leur contenu les privilèges de la noblesse et du clergé, qui pouvaient se comprendre dans un régime féodal, dans lequel noblesse et clergé étaient les garants de la sécurité des biens matériels et spirituels de la population sous leur tutelle.
En ce qui concerne la société civile, Tocqueville fait remarquer que, comparativement à d'autres pays européens, le servage disparaît rapidement en France pour laisser place en bonne partie à une population de petits paysans propriétaires de leurs terres; et donc une paysannerie avec une relative autonomie, mais qui paie l'impôt ou plutôt les divers impôts et nombreuses taxes.
Il y a aussi le développement important d'une bourgeoisie des villes consécutive notamment au développement du commerce et de l'industrie. Une bourgeoisie parfois très riche mais qui paie l'impôt, alors que ni la noblesse, ni le clergé n'y contribuent. Une bourgeoisie qui est aussi celle des fonctionnaires qui sont chargés de la gestion administrative (dont la collecte de l'impôt), fonctionnaires dépendants du pouvoir royal.
Dans le livre III, Tocqueville analyse les changements qui se sont produits dans la deuxième partie du 18ème siècle, changements qui vont servir d'accélérateurs et conduire inéluctablement à la Révolution française de 1789.
Il y distingue l'influence des « Philosophes des Lumières » dans le développement du concept de l'égalité des droits indépendamment du statut social, de l'anticléricalisme, du rôle de certains économistes dans l'idée d'abolition de la propriété; et enfin, le rôle néfaste de plusieurs réformes: suppression des Parlements par Louis XV, qui, malgré leurs défauts, la corruption notamment, constituaient une sorte d'instance décentralisée; remplacement des intendants par des assemblées électives qui bouleversent le tissu social, gênent les décisions, mettent en conflit ceux qui paient ou ne pas l'impôt, etc…
Bref, l'organisation socio-politique, héritée d'une société féodale qui n'existe plus, apparaît déphasée, à bout de souffle; et « il suffira d'une étincelle, pour allumer le feu ».
Cette analyse qui montre que la Révolution était inéluctable pour beaucoup de raisons, est convaincante.
Mais certaines conclusions qu'en tire Tocqueville m'ont moins convaincu. En particulier, le fait que la centralisation administrative imposée par la royauté a perduré lors de la Révolution ne rend pas compte du fait qu'avant l'épisode de la Terreur, puis celle du Consulat, un fort courant de volonté de donner plus de liberté aux provinces s'est manifesté. Aussi, les commentaires de l'auteur sur le caractère néfaste pour notre pays de la disparition de la Religion comme ciment de l'unité de la Nation, n'est pas exact, car le Culte de l'Etre suprême a remplacé le culte religieux catholique et le courant hébertiste qui voulait abolir la religion ne l'a jamais emporté. Dans son propos, il fait référence à la démocratie des USA, et à la monarchie constitutionnelle britannique. Nous savons maintenant,depuis les lois de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, que la laïcité peut aussi cimenter une Nation.
Malgré ces critiques, voilà un ouvrage passionnant qui incite à la réflexion sur quelques « maladies » françaises toujours d'actualité: l'hyper-centralisation administrative; l'hyper-présidentialisation susceptible de cristalliser les mécontentements; et aussi l'obsession égalitaire, ou plutôt, comme le dit Tocqueville, la haine de l'inégalité, et celle « des privilégiés », tels que sont considérés les hyper-riches par le « peuple français ». A la différence près, que beaucoup de ces milliardaires français, qui,certes, font tout pour bénéficier d'avantages fiscaux, n'ont pas reçu ce privilège en héritage, créent des emplois, etc..Et que l'économie s'étant mondialisée, ceux qu'il faut craindre, car en passe de devenir les vrais maîtres du monde, n'appartiennent à aucune nation.