Après «
La sonate à Kreutzer», en tous points pour moi mortifère, je m'étais jurée de remettre à plus tard la lecture de «
Résurrection».
Je n'ai pas tenu mon engagement, la curiosité ayant fini par l'emporter sur l'effroi qu'avait suscité cette longue nouvelle.
En préliminaire, je voudrais dire que j'ai lu à deux reprises, à trente ans d'écart, «
Anna Karénine», du même Tolstoï, et que je ne l'ai jamais aimée.
Tant il est vrai qu'on ne change pas vraiment au cours d'une vie et qu'on continue seulement à creuser le même sillon.
Les amours d'Anna et de son beau Vronsky, tout comme la recherche éperdue d'Emma Bovary, m'ont irritée comme celles de midinettes qui auraient, contre toute raison et tout indice en provenance du monde extérieur, poursuivi une chimère risible.
Comme je m'irritai et tapai secrètement du pied à l'affligeant spectacle de «fans» parmi mes camarades, soupirant deux ans de suite sur la même photo de leur acteur fétiche.
Sans doute l'intensité de ma répulsion tenait-elle à l'efficacité même des oeuvres de fiction de Tolstoï et de
Flaubert : ces miroirs, telles les «sorcières» des carrefours, indiquaient tellement de périls aux aguets que je leur préférai la politique de l'autruche : ne rien voir des démons grimaçants dans les bosquets et aux portes des armoires (pour le reste, mon lycée n'était pas mixte, c'était bien tranquille)…
Pour ce qui concerne «Guerre et paix», je n'ai jamais pu dépasser le tiers du roman : chaque jour m'obligeait à relire les pages précédentes oubliées, à me référer à de fastidieuses listes de personnages que j'avais pourtant notées au fur-et-à-mesure. Bref, un jour, j'ai abandonné.
Rien de tel avec Dostoïevsky que j'ai idolâtré tout de suite, au point d'y convertir toutes mes proches camarades de première : ah ! «
Crime et châtiment», lu dans mon lit en claquant des dents par 39 ° de fièvre, conditions idéales pour bien comprendre Raskolnikov… Ah ! «
Les frères Karamazov» qui ont accompagné et illuminé quinze jours de vacances de Pâques de terrible solitude… puis «
L'idiot», «
Les possédés», «
Souvenirs de la maison des morts»… Un envoûtement sans fin…
J'étais tombée dedans.
——
Mais, peut-être pourrais-je revenir à «
Résurrection» ?
Ce roman vous colle aux doigts, vous ne pouvez pas vous en séparer comme ça. Je viens de le terminer après une nuit de quasi insomnie. C'est un roman anthropophage.
«
Résurrection» retrace l'itinéraire d'un jeune militaire, le prince Dmitri Ivanovitch Nekhlioudov, originaire de Nijni Novgorod, vers la sainteté.
Pas celle d'un moine ou d'une religieuse réfugiée dans un couvent, non, d'une Vraie Sainteté de terrain, trouble et claire, faible et puissante, ne rechignant pas à l'ouvrage.
Ce «barine» Nekhlioudov est un véritable colosse, un titan, un doux Hercule chrétien.
Au départ, il était comme vous ou moi : parti de rien. Banal, plutôt sympathique, faisant le mal par négligence, oublieux de ses méfaits et petites crapuleries quotidiennes.
Puis un jour vient la Révélation : un évènement, sa nomination en tant que juré à un procès criminel, lui fit comprendre que quelque chose n'allait pas dans sa vie quotidienne et il qu'il fallait y porter remède, sous peine de se perdre. Tout de suite. Maintenant.
Et il se mit en route : vers l'approfondissement de lui-même et du monde. Vers davantage de lucidité. Vers le renoncement,
Qu'est-ce que le monde ?
Nekhlioudov (peu importe ce qu'il a vécu avant), en fit connaissance à l'énoncé du verdict qui lui sembla monstrueux puisqu'il fit condamner une innocente par vice de procédure. Cela (et d'autres circonstances que je tais ici), occasionnera sa révolution intérieure.
Il décide instantanément d'amender ses errements passés en suivant la victime de l'erreur judiciaire dans son groupe de prisonniers en partance pour la Sibérie. Il multiplie ce faisant démarches, recours et services divers à ceux qui le lui demandent, développant un altruisme dont il se croyait incapable.
Bien que logé à l'hôtel dans les étapes du convoi, il est le spectateur atterré de l'ignominieux système carcéral russe sous les tsars : s'entassent en effet dans des geôles insalubres prisonniers de droit commun, prisonniers politiques, marginaux et illuminés religieux.
Dès le début il est brutalement immergé dans un monde où précisément l'immersion ne peut être que brutale, même pour un simple témoin.
C'est un univers où le travail de police est mal fait et soumis à des impératifs de visibilité : à défaut de grands délinquants, mieux vaut mettre à l'ombre un voleur à la tire de quatorze ans ou une prostituée sans défense ; ou alors de simples citoyens que l'incurie d'une administration a privé de leurs papiers sans qu'ils y soient pour rien ;
Où règne l'arbitraire absolu ;
Où celui qui juge est moralement plus vil que celui qui est jugé ;
Où, quand on n'a pas les moyens de se défendre, énormément d'erreurs judiciaires sont commises par des juges et des jurés inattentifs, occupés à leur digestion, ou simplement malveillants, par mépris ou par bêtise ;
Où les administrateurs, les politiques, les directeurs de prison, intercesseurs, garde-chiourmes sont corrompus ou incapables à eux seuls de résister à la putréfaction du gros corps social.
Sont mélangés pêle-mêle criminels de droit commun, hommes, femmes, enfants, nourrissons, pseudo prisonniers politiques n'ayant eu d'autre tort que celui de connaître un soit-disant «agitateur» ; tous dans des conditions sordides de promiscuité, de crasse, de malnutrition, de viols ou tentatives de viols ; proies des poux, des rats, et de la phtisie qui fond sur les prisonniers entassés.
Là-dessus est organisé un hallucinant voyage jusqu'au bagne où doivent se rendre à pied les détenus, quelque soient les intempéries, les maladies, l'avancement des grossesses, avec son cortège de cadavres semé dans l'indifférence générale au gré des haltes.
Les femmes sont séparés des maris, les enfants de leurs mères, les pères humiliés et battus devant leur progéniture.
On est dans l'enfer de
Dante. Notre Saint héros suit un vertigineux parcours intérieur.
Le lecteur lui aussi en a le vertige.
C'est à cette fréquentation quotidienne de la prison et de la déportation, ainsi qu'à sa pratique intense de la méditation, de la réflexion et de l'altruisme, que Nekhlioudov devra de pouvoir donner un sens à sa vie.
Cette oeuvre est prométhéenne, Tolstoï a un souffle inouï. Il a, soixante-cinq ans avant Anna Arendht, élaboré, sans lui donner un nom, la théorie de la banalité du mal.
En effet, tous ceux qui infligent ces souffrances à leurs semblables, à leurs frères, sont pourtant des hommes. Chacun accomplit sa tâche selon son tempérament, sans voir l'inhumanité de l'ensemble. Chacun est responsable du seul petit rouage social dont le fonctionnement lui incombe, mais refuse de voir l'ensemble monstrueux.
C'est le principe de la dissolution de la responsabilité.
Voici la superbe analyse qu'en fait Tolstoï :
«Mais ce qui est particulièrement affreux,—se dit-il,—c'est que ces infortunés ont été tués sans que l'on puisse savoir qui les a tués. Ils ont été conduits à la gare, comme tous les autres prisonniers, sur un ordre écrit de Maslinnikov. Mais Maslinnikov, évidemment, s'est borné à remplir une formalité; on lui a apporté à signer une pièce rédigée dans les bureaux; l'imbécile y a apposé son plus beau paraphe, sans même s'inquiéter de ce qui y était écrit; et, pour rien au monde, il ne consentirait à se croire responsable des accidents qui viennent d'arriver. Encore moins pourra-t-on en rendre responsable le médecin de la prison, qui a passé en revue les déportés avant leur départ. Celui-là a ponctuellement rempli ses obligations professionnelles; il a mis à part et fait monter en voiture les prisonniers malades, et, sans doute, il n'a point prévu qu'on ferait marcher le convoi en plein midi, par cette chaleur, en foule compacte. le directeur? le directeur n'a fait, lui aussi, qu'exécuter les ordres de ses chefs; comme ceux-ci le lui ordonnaient, il a fait partir, à la date fixée, un nombre déterminé de prisonniers: tant d'hommes, tant de femmes. Impossible, également, d'accuser le chef du convoi: on lui a ordonné d'aller chercher des prisonniers dans un certain endroit et de les conduire dans un certain autre: c'est ce qu'il a fait, du mieux qu'il a pu. Il a dirigé le convoi aujourd'hui comme la fois dernière; et lui non plus ne pouvait guère prévoir que des hommes robustes et valides, comme les deux que j'ai vus, ne supporteraient pas la fatigue et mourraient en chemin. Personne n'est coupable; et cependant ces infortunés ont été tués, et tués par ces mêmes hommes qui ne sont point coupables de leur mort! «Et cela provient,—se dit ensuite Nekhludov,—de ce que tous ces hommes, gouverneurs, directeurs, officiers de paix, sergents de ville, tous ils estiment qu'il y a des situations dans la vie où la relation directe d'homme à homme n'est pas obligatoire. Car tous ces hommes, depuis Maslinnikov jusqu'au chef du convoi, s'ils n'étaient pas fonctionnaires, auraient eu vingt fois l'idée que ce n'était pas chose possible de faire marcher un convoi par une telle chaleur; vingt fois en chemin ils auraient arrêté le convoi; et, voyant qu'un prisonnier se sent mal, perd le souffle, ils l'auraient fait sortir des rangs, l'auraient conduit à l'ombre, lui auraient donné de l'eau; et, en cas d'accident, ils lui auraient témoigné de la compassion. Mais ils n'ont rien fait de tout cela, ils n'ont pas même permis à d'autres de le faire: et cela parce qu'ils ne voyaient pas devant eux des hommes, et leurs propres obligations d'hommes à leur égard, mais seulement leur service, c'est-à-dire des obligations qui, à leurs yeux, les dispensaient de tout rapport direct d'homme à homme.»
N'est-ce pas lumineux ?
A Nekhlioudov l'interprétation du Grand Livre des Écritures et de la vie sera enfin permise : et il ressuscitera.
Et comme les premiers chrétiens, il Vivra.
«
Résurrection» fait partie des grands romans, comme «
Les frères Karamazov», «
Crime et châtiment»ou «
l'Idiot» de
Dostoïevski.Je n'ai d'ailleurs pas pu m'empêcher de comparer ce qu'est devenu le personnage de Nekhlioudov à l' Alioucha de «
L'idiot»
.
Voici un roman politique, sociale et mystique de grande envergure.
Une de ces oeuvres dont on ne peut s'empêcher de ressentir, comme quand on écoute certaines symphonies, qu'elles ont toujours existé, et qu'elles n'ont fait qu'émerger à un moment de l'histoire, porté par un génie, tant elles sont parfaites.